Grèce: la face cachée 
de l’intransigeance de Berlin

En dépit du feu vert du Bundestag au prolongement du plan d’assistance à la Grèce, le bras de fer continue avec Athènes. Le ton des dirigeants allemands, qui manient le chantage à la sortie de l’euro, est d’autant plus élevé que l’austérité n’a plus la cote jusqu’en… Allemagne.

La pression continue sur Athènes en dépit du compromis trouvé à l’Eurogroupe sur le prolongement du deuxième plan d’assistance financière européen qui arrivait à échéance à la fin de ce mois. Berlin est en première ligne de cette mobilisation destinée à empêcher le moindre décrochage avec le modèle austéritaire sur lequel devrait se conformer la zone euro. «Si la Grèce ne s’en tient pas aux accords dans les semaines qui viennent, nous les considérerons comme invalides», a menacé le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble. Il réagissait aux propos de son homologue grec, Yanis Varoufakis, qui avait eu l’outrecuidance d’invoquer à nouveau un besoin, à terme, «de restructuration» de la dette de son pays. Une éventualité qui paraît d’autant plus incontournable que la Grèce ne devrait pas pouvoir «retourner sur les marchés» pour y emprunter de l’argent d’ici à cet été, tant les taux d’intérêt y seraient prohibitifs. Ce qui semble donc rendre incontournable la mise en place d’un troisième plan d’assistance financière européen à partir de l’été prochain.

La Grèce fait la preuve que l’austérité ne marche pas

Berlin entend verrouiller ce débat qui soulève des haut-le-cœur jusque dans les rangs du parti chrétien démocrate (CDU) de la chancelière. Si le Bundestag a ratifié vendredi 27 février à une écrasante majorité l’autorisation de prolonger le plan de soutien à Athènes, une vingtaine de députés de droite ont voté contre, n’hésitant pas à mêler leurs arguments avec ceux de l’extrême droite anti-euro (AfD). L’orientation du gouvernement allemand flirte ainsi avec une pente très dangereuse pour l’avenir même de la zone euro. Il ne faut pas s’y tromper cependant. Cette surenchère de Berlin dans l’intransigeance ne traduit pas qu’une volonté de jouer de façon décomplexée de la position hégémonique acquise au sein de l’eurosystème. Elle exprime aussi une nervosité qui, si elle ne trahit une position de faiblesse, porte à tout le moins la marque de l’inquiétude d’une potentielle remise en question des fondements du sacro-saint modèle ordolibéral.

La Grèce fait la preuve que l’austérité ne marche pas. Et le constat peut être étendu partout dans la zone euro. D’où la peur panique d’une «contagion» à d’autres peuples qui pourraient manifester, à leur tour, leur refus de prendre les potions empoisonnées qu’on leur a ordonné. D’autant qu’en Allemagne même, l’adhésion au modèle s’effrite. On sait que la confédération syndicale DGB (l’Humanité du jeudi 29 janvier 2015) soutient ouvertement le nouveau gouvernement grec et ses objectifs anti-austérité, qu’elle propose «un plan Marshall pour la Grèce», prenant l’exact contre-pied des mesures que Berlin voudrait faire adopter au forceps à Athènes. Pis, le consensus sur les grands principes du système introduit par l’ex-chancelier Schröder se fissure. Ainsi la «modération salariale» vient-elle d’être une nouvelle fois battue en brèche par le syndicat IG Metall qui a obtenu, mardi 24 février, après plusieurs semaines de grèves d’avertissement, des hausses de rémunération de 3,5% pour les salariés du secteur de la métallurgie et de l’électronique.

Plus grave sans doute aux yeux des gardiens du temple ordolibéral, les syndicats allemands en appellent à une résorption de la précarité, qui touche des dizaines de millions de salariés. Qu’ils soient intérimaires, à temps partiel, titulaires de minijobs à 400 euros ou qu’ils ne bénéficient tout simplement plus de la couverture d’un véritable accord tarifaire (convention collective), compte tenu de l’existence d’une myriade de clauses d’exemption attachées à la flexibilisation du droit du travail. La publication le 19 février d’un rapport officiel (1) signalant un niveau de pauvreté record dans le pays (12,5 millions de personnes touchées, soit 15,5 % de la population) a suscité aussitôt un appel solennel du DGB à «combattre la précarité» et des formes d’organisation du travail qui piétinent «les droits fondamentaux des salariés». Ainsi, en Allemagne même, s’étend la contestation d’un modèle dont l’impopularité sur place n’a d’égale que l’ébahissement compulsif auquel il donne lieu si souvent de ce côté-ci du Rhin.

Face à cet effritement du consensus austéritaire, la tentation est forte de céder à la démagogie nationaliste. Le contribuable allemand est présenté comme une vache à lait qui serait traite par les partenaires européens. Dans cette affaire, «une chose est certaine, c’est toujours l’Allemagne qui paye», lançait dans un récent talk-show télévisé, Markus Söder, ministre des Finances (CSU) du Land de Bavière. La chancelière et son équipe qui auraient largement les moyens de démentir pareilles allégations, sachant les bénéfices considérables qu’a retirés jusqu’ici Berlin de ses prêts dits de secours à Athènes, ne font rien pour calmer ces échauffements, pain bénit pour les nationalistes, et bien peu compatibles avec l’éthique du projet européen qu’ils prétendent défendre.

Pis, l’intransigeance de Wolfgang Schäuble pourrait bien illustrer une volonté de ne plus évacuer la question d’un départ de la zone euro, non plus forcément de la Grèce mais potentiellement de… l’Allemagne. En dépit des percées de l’AfD, l’extrême droite anti-euro dont l’un des dirigeants, Hans Olaf Henkel est l’ex-patron des patrons allemands, cette option reste encore minoritaire au sein d’une classe dirigeante allemande peu tentée de lâcher la proie de l’euro dont elle tire toujours grands bénéfices pour l’ombre d’un retour au mark ou à un euro du nord (ex-zone mark), porteur d’incertitudes et d’instabilité. Elle n’en est pas moins soigneusement gardée en réserve. Jusque dans les bureaux du ministère des Finances à Berlin.

L’euro n’est pas le problème 
mais la solution

L’économiste Kai A. Konrad, un des chefs du conseil scientifique du ministère, directeur par ailleurs d’un département de l’Institut Max Planck (l’équivalent du CNRS français), avait défrayé la chronique à l’été 2013 (2) en se prononçant en faveur de cette «sortie de l’Allemagne de l’union monétaire». Il avait alors suscité une très ferme mise au point de Schäuble. Deux ans après la controverse, Konrad figure toujours, à la même place et avec les mêmes responsabilités, dans l’organigramme du ministère… Berlin maintient donc en réserve cette drôle de corde à son arc stratégique. Un moyen de faire chanter ses partenaires dans le débat sur la Grèce, et au-delà. Il les prévient implicitement qu’il pourrait s’en aller s’il n’obtenait pas les plus fortes garanties. Autrement dit ces «réformes de structure» totalement dévouées à la doxa ordolibérale, si souvent invoquées par Angela Merkel.

Le modèle actuel de l’euro, où l’emporte le principe de concurrence, nourrit ainsi l’hégémonie du plus fort, et place toute la zone sur une dangereuse pente nationaliste. Au point qu’une sortie de l’euro – très loin du fantasme de «rupture salutaire» invoqué par l’extrême droite française – ne viendrait que couronner cette dérive. Ses partisans allemands y voient l’opportunité d’user d’une devise forte (le mark ou l’euro du nord dont le cours grimperait vite sur les marchés) pour conforter l’emprise des grands groupes germaniques en leur permettant de prendre à bon compte le contrôle des bons morceaux de l’économie des ex-partenaires, comme elle l’a fait en Europe de l’Est, dopant ainsi sa «compétitivité coût».

En fait, dans la mondialisation et face à la suprématie du dollar, l’euro n’est pas le problème mais la solution. À condition d’en changer les paramètres. Si elle veut soigner l’Europe, la BCE doit enfin mettre sa force de frappe monétaire non plus au service des marchés mais de la solidarité et du développement. Alors qu’explosent partout les besoins d’investir à taux nul dans l’emploi, les services publics, l’environnement, la formation. Et d’abord, bien entendu, là où il y a urgence humanitaire, en Grèce.

(1) Rapport de l’organisation d’aide sociale Paritätischer Wohlfahrtsverband rendu public le 19 février 2015.

(2) Kai A. Konrad, chef économiste du ministère des Finances allemand, dans Die Welt 
du 17 août 2013 : «Deutschland kann 
die Eurozone nicht retten» (l’Allemagne ne peut sauver la zone euro).

Cet article a été publié dans Allemagne, Europe. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire