Désindustrialisation, récession : pourquoi l’Allemagne ne cesse de s’enfoncer dans la crise

Le ministère allemand de l’économie l’a confirmé ce 9 octobre, l’Allemagne connaîtra en 2024 pour la seconde année consécutive, une croissance négative, – 0,2 % après – 0,3 % en 2023. Le modèle qui fit les beaux jours du « capitalisme rhénan » n’est plus que l’ombre de lui-même. Explications. (in l’humanité du 14 octobre 2024)

Le 25 septembre 2024, à Hanovre, des salariés de Volkswagen manifestent avant les négociations annuelles. Aujourd’hui plus de 50 % des salariés allemands ne sont pas couverts par un accord tarifaire, l’équivalent de nos conventions collectives. 

Robert Habeck, le vice-chancelier Vert et ministre allemand de l’économie et du climat, a dû le reconnaître officiellement ce mercredi 9 octobre : « l’Allemagne connaîtra en 2024 une croissance négative de 0,2 %. » 

Après des mois de tergiversation Berlin qui affichait jusqu’ici une prévision de croissance légèrement positive ( + 0,3 %), a reconnu que la plus grande économie de la zone euro serait en récession cette année, comme elle le fut l’année précédente (-0,3 %). Tous les signes sont passés dans le rouge depuis plusieurs semaines ce qui laisse craindre l’amplification d’un mouvement de désindustrialisation déjà observable dans plusieurs secteurs.

Les débouchés de l’industrie exportatrice, fleuron du modèle économique allemand, sont en net recul. La consommation intérieure est poussive et les investissements sont en panne. Et cette conjugaison de facteurs défavorables va perdurer en lien avec les choix essentiels du gouvernement tripartite (SPD/Verts/Libéraux) du chancelier Olaf Scholz. 

La super austérité installée depuis le début de l’année au nom du respect du frein à la dette va continuer en effet de peser sur les revenus des classes moyennes et des plus modestes. Les mesures décidées sur le front de l’énergie vont durablement peser sur le coût de l’électricité et du gaz. Et la précarisation du monde du travail pénalise désormais une majorité de salariés. Ce qui, par ricochet, affaiblit dangereusement la structure qui fit autrefois le succès du système productif allemand.

Un marché dit de capacité, poison pour les prix de l’énergie et la réduction des émissions de CO2

Le coût de l’énergie apparaît durablement renchéri par les drôles de réformes de marché impulsées par le ministre Vert de l’économie et du climat, Robert Habeck. Depuis la guerre en Ukraine et l’explosion du gazoduc Nordstream qui la fournissait en gaz naturel russe bon marché, l’Allemagne a dû se tourner en hâte vers d’autres fournisseurs, et singulièrement de GPL (Gaz naturel liquéfié) états-unien cher et très polluant, au nom d’un atlantisme débridé et assumé.

Ces prix de l’énergie promettent de rester durablement élevés. L’arrêt total du nucléaire va continuer de s’avérer extrêmement contreproductif. Du point de vue des prix de l’électricité mais aussi de la réduction des émissions de CO2.

Au cœur de l’été Robert Habeck a en effet annoncé la mise en place d’un marché dit de capacité (Kapazitätmarkt) dont les conséquences promettent d’être délétères. Il s’agit d’inciter de potentiels producteurs d’électricité à investir dans des centrales au gaz qui produiraient uniquement dans les périodes sans vent ni soleil, quand la production d’énergie renouvelable est insuffisante. L’électricité n’étant pas stockable, une mise à l’arrêt des éoliennes et du photovoltaïque pour des raisons strictement météorologiques, fait planer en effet sur le réseau un grave risque de black-out.

Berlin et le vice-chancelier Habeck ont décidé d’offrir des conditions en or aux investisseurs du secteur. Ils pourront facturer l’électricité en fonction de leurs capacités annoncées et non de leurs productions physiques. Autrement dit : sur cet étrange marché, ils pourront facturer une production fictive d’électricité.

Ce drôle d’arrangement aux marges d’un marché de l’électricité qui, lui, doit rester « totalement libre » serait indispensable pour assurer la sécurité de fonctionnement du réseau. Mais aussi pour sortir progressivement d’ici 2030 du recours aux centrales au lignite, très bon marché mais qui torpillent tous les records en matière d’émissions de CO2.

Au total ce drôle d’arrangement marchand va ainsi avoir un effet doublement rédhibitoire. Et sur les prix de l’énergie et sur la pollution au CO2.

La réduction des débouchés vers la Chine et les pays émergents

L’accroissement de leurs commandes en machines-outils et en biens d’équipements fit les beaux jours de l’industrie exportatrice allemande. En forte croissance ces 15 dernières années, la Chine et les pays dits du Sud global ont passé d’énormes commandes à une industrie allemande très pointue et innovante.

Mais la guerre en Ukraine s’est traduite, le plus souvent, par un spectaculaire coup de frein sur la croissance de beaucoup de ces pays. Dans le monde globalisé où la monnaie états-unienne, le dollar, dispose, de fait, des prérogatives d’une devise commune mondiale, la hausse brutale des taux d’intérêt décidée par la FED, la banque centrale des États-Unis au lendemain du déclenchement du conflit (+ 5 % entre mars 2022 et juillet 2023), a en effet étouffé dans l’œuf bon nombre de grands projets d’investissements publics et privés. Et donc par ricochet à une contraction des commandes faites à… l’industrie allemande.

Cette évolution a été ressentie d’autant plus fortement outre Rhin qu’au même moment les commandes de la Chine aux grands groupes allemands ont commencé eux aussi à se réduire. Les échanges germano-chinois se situent encore à un niveau très élevé en 2024.

Mais la donne a commencé de changer. Les relations sino-germaniques ont tendance à s’amenuiser. Au point que les États-Unis sont redevenus, supplantant la Chine, le premier partenaire commercial de l’Allemagne au premier trimestre 2024. Les conséquences sont rudes pour une industrie exportatrice allemande qui voit se réduire les commandes de son giga client asiatique.

Il y a trois raisons à cette évolution aux aspects de plus en plus concrets :

  • Un facteur géopolitique. Le tournant atlantiste de l’Allemagne, sous l’impulsion du « changement d’époque » voulu par le chancelier Scholz et son gouvernement, a joué un rôle non négligeable. Des projets ont été abandonnés, au nom de la « concurrence systémique » qu’exercerait Pékin sur Washington et l’occident. Toutefois les envolées politiques de Berlin contre Pékin ont eu un impact relativement minime sur les échanges sino-allemands. Tant le pragmatisme et la pression de la chambre allemande de commerce et d’industrie (DIHK) ont circonscrit les retraits allemands.
  • Les retards allemands sur l’automobile électrique. Pour Volkswagen, BMW et Daimler Benz le marché intérieur chinois en pleine expansion était devenu le tout premier débouché, un véritable eldorado. Les constructeurs allemands s’accaparent encore 20 % du marché chinois début 2024. Mais dans la suite logique du diesel-gate de 2015, l’industrie automobile allemande va accumuler un terrible retard sur les producteurs chinois de véhicules électriques. Résultat : elle va leur céder du terrain sur le marché chinois. Mais aussi – comble de ce spectaculaire retournement – sur le marché européen où les berlines allemandes étaient reines.
  • La nouvelle concurrence chinoise sur les biens industriels de pointe. L’exemple des déboires de l’industrie automobile allemande avec la Chine s’inscrit dans une évolution plus vaste. Une partie de plus en plus importante de l’industrie chinoise concurrence désormais directement son homologue allemande, en proposant ses propres machines-outils et autres biens d’équipement à des prix plus avantageux.

Le cœur du modèle industriel est gravement endommagé

C’est là sans doute la cause la plus importante des difficultés allemandes d’aujourd’hui. Le modèle est frappé par une grave crise structurelle qui promet de s’accentuer dans les prochains mois en raison même des choix et des orientations générales du gouvernement du chancelier Scholz.

Le modèle social qui hissa l’ex Allemagne de l’ouest à un top niveau et fit les beaux jours du « capitalisme rhénan » n’est plus que l’ombre de lui-même. Il se caractérisait par un haut degré de compétence avec des salariés bien formés, bien qualifiés et bien rémunérés. Ce qui lui ouvrait la possibilité de figurer en permanence au sommet de la hiérarchie des innovations industrielles. Le « modèle allemand » s’est considérablement anglosaxonnisé depuis la « réunification », il y a 35 ans.

Au point qu’aujourd’hui plus de 50 % des salariés allemands ne sont pas couverts par un accord tarifaire, l’équivalent de nos conventions collectives. Avec un impact sur toute la société. Il se laisse mesurer dans la corrélation forte entre le niveau de précarité dans le monde du travail et celui du vote en faveur de l’AfD (extrême droite).

Comme sur ceux réalisés au nom de la transition énergétique, les choix de Berlin sur ce front social ne peuvent qu’envenimer la situation. Non seulement rien n’est envisagé pour redresser la barre et améliorer la couverture conventionnelle des salariés, mais Olaf Scholz et son gouvernement se sont engagés depuis début 2024 sur une ligne ultra-austéritaire en invoquant le respect du frein à la dette (Schuldenbremse). Cette disposition constitutionnelle interdit tout dépassement de plus de… 0,35 % du déficit public fédéral.

Le terrible sous-investissement public comme privé dont souffre l’Allemagne promet donc de s’aggraver encore. Les besoins sont pourtant considérables. Une étude les chiffre à 1 430 milliards d’euros1pour la seule industrie allemande d’ici à 2030. 

Pour faire face aux besoins d’investissements qui surgissent dans toute l’Europe pour rattraper des retards toujours plus dommageables, les alternatives avancées par les économistes du PCF en acquièrent un degré de maturité supplémentaire. Ne soulignent-elles pas l’importance des crédits bancaires à taux zéro, sélectifs en faveur du bien commun et d’un possible relais de ces financements par une BCE qui peut être autorisée à agir dans ce sens. Ces investissements d’avenir à centaines de milliards d’euros sont aussi nécessaires aujourd’hui, dans toute l’UE, que dans l’Allemagne menacée, à son tour, de désindustrialisation.

(1)Étude coréalisée par le Boston Consulting Group (BCG) et l’institut de conjoncture de Cologne IW à la demande de la fédération des Industries allemandes (BDI) ,