Munich, sommet de la course aux armements

La conférence annuel sur la sécurité qui a lieu chaque année à la mi février dans la capitale bavaroise et a réuni quelques 500 sommités du monde occidental, s’est placé en 2024 sous le signe d’une fuite en avant va-t-en guerre orchestré par l’UE et l’Otan.

Le sommet annuel de Munich sur la sécurité s’est déroulé ces 16 et 17 février 2024 en présence du gratin de la politique et des plus gros producteurs d’armes de la planète occidentale. Le chef de l’Otan, Jens Stoltenberg, a une nouvelle insisté sur la nécessité de monter en puissance dans la fabrication d’armes et de livrer à l’Ukraine jusqu’aux plus sophistiquées d’entre elles, comme les drones, les missiles ou les avions de combat F-16.

Quelque 500 personnalités occidentales de premier plan y ont participé. Parmi lesquelles la plus forte délégation est venue des États-Unis, avec à sa tête la vice-présidente Kamala Harris et le secrétaire d’État Antony Blinken. 

Pour les Européens, les chefs d’État en personne ont fait généralement le déplacement. En termes d’invitations, un effort particulier avait été déployé à l’endroit du dit Sud global, réputé trop distant à l’égard de la mobilisation militaire occidentale. Mais en vain, car peu de dirigeants de pays émergents ont fait le déplacement. À l’exception du ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, venu, semble-t-il, surtout en position d’observateur.

« victoire-de-Kiev-sinon-rien »

Les doutes et les inquiétudes quant à la viabilité de la stratégie développée par Washington et ses alliés de l’UE visant une « victoire-de-Kiev-sinon-rien » sont montés d’un cran, compte tenu de l’enlisement de la situation sur la ligne de front. Cela n’a pas empêché le président ukrainien Volodymyr Zelinsky, de plaider ce17 février à Munich pour ,le maintien de ce cap, comme «  enjeu de civilisation pour toute l’Europe ». En dépit des morts et des souffrances infligées à des dizaines de milliers de soldats russes et ukrainiens dans les tranchées, il n’y aurait, ont renchéri Washington et l’Otan, pas d’autre solution qu’une fuite en avant belliciste. 

Les quelques plans de paix impliquant l’ONU, avancés en 2023 par Brasilia, Pékin ou Djakarta, ont été bien vite traités par le mépris. Si l’on s’abstient d’un effort de guerre conséquent, prévient Jens Stoltenberg, promptement suivi par la Commission européenne, l’Europe risque de se retrouver en position de faiblesse dans un conflit direct avec la Russie, présenté désormais comme un scénario quasi inévitable d’ici cinq à dix ans.

L’UE n’aurait donc point d’autre choix que de se surarmer. Donald Trump avait donné le ton sur une estrade électorale, la semaine passée, en menaçant de retirer le parapluie états-unien en cas d’attaque russe aux mauvais payeurs qui n’auraient pas fait l’effort de porter leur budget militaire à 2 % de leur PIB. Un coup de pression supplémentaire pour les incorrigibles qui oseraient encore s’aventurer en dehors des clous des normes de l’Alliance atlantique.

« Davos de la défense »

Bon élève de l’Otan, la France, avec sa loi de programmation militaire à 400 milliards d’euros sur la période 2024-2030, devrait être au cœur de discussions ardues portant sur une mise à disposition de sa force de frappe nucléaire à l’ensemble de l’UE. 

Emmanuel Macron, qui a concédé lors d’un récent voyage en Suède qu’il en irait de «  la responsabilité de la France », est très attendu sur la question. «  Nous avons besoin de la dissuasion. Et elle inclut les armes nucléaires », a lancé le président du groupe du Parti populaire européen au Parlement de Strasbourg, l’Allemand de la CSU, Manfred Weber. Il plaide depuis quelques semaines dans la presse outre-Rhin pour que Paris transfère ses capacités nucléaires à l’UE. Comme sa collègue, Katarina Barley, vice-présidente de l’Assemblée de l’UE et tête de liste du SPD du chancelier Scholz aux prochaines européennes.

La conférence de Munich se revendique comme une sorte de « Davos de la défense ». Résultat d’initiatives strictement privées, elle se finance sur la base d’un sponsoring de multinationales d’origine allemande ou occidentales, au sein desquelles les géants de l’armement possèdent une place de choix, comme l’états-unien Lockheed Martin, fabricant des chasseurs bombardiers furtifs F-35, ou l’allemand Rheinmetall, producteur des chars Leopard, et devenu en l’espace de quelques mois l’une des « valeurs » vedettes de la Bourse de Francfort.

Les participants à la manifestation pacifiste de ce samedi 17 février figurent parmi les rares protagonistes à alerter sur cette dimension de la conférence. Ils ont prévu d’enserrer l’hôtel Bayerischer Hof, où sont réunis sommités politiques et PDG, pour dénoncer les risques d’une déflagration interimpérialiste que font courir ces formidables accumulations d’armes, du côté de Washington et de ses alliés comme du côté russe. Ce qui ne fait que révéler l’urgence de promouvoir la paix en résistant à la banalisation en marche de ces stratégies va-t-en-guerre.

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Voyage en Saxe, au cœur des terres de l’AfD

Reportage en Allemagne dans quelques uns des fiefs d’une extrême droite qui prospère sur un immense malaise politique et social qui risque de s’intensifier encore sous les effets du programme de super-austérité entamé par le gouvernement Scholz. En dépit des réactions de rejet et des mobilisations massives contre les néo-nationalistes.

Saxe (Allemagne), envoyé spécial.

Les tracteurs verts des paysans sont de sortie, au soir de ce 22 janvier, dans le centre de la ville de Bautzen. Toutes sirènes et klaxons hurlants, ils ont convergé vers la place Heumarkt, où les « manifestants du lundi » les ont accueillis en les applaudissant, accentuant à l’aide de leurs sifflets le niveau des décibels ambiants. Dans la petite ville de Saxe, extrême droite et identitaires ont tissé leur toile et se réunissent rituellement depuis des années tous les lundis soir. Dans le froid vif, regroupés sur les trottoirs enneigés, ils fraternisent avec la quinzaine d’agriculteurs juchés sur leurs machines. L’Alternative pour l’Allemagne (AfD) a été prompte à récupérer la colère paysanne sur les coupes des subventions décidées par le gouvernement Scholz.

Une escouade de jeunes gens entoure le journaliste étranger qui, depuis un moment, essaie d’adresser la parole à quelques-uns des manifestants. Le ton monte et, d’un seul coup, l’un d’eux lance comme un signal « Die Presse lügt ! » (la presse ment). Le slogan est repris en chœur. L’acrimonie est palpable. Le petit groupe de jeunes gens est très reconnaissable puisque chacun est engoncé dans un manteau ou un sweat à capuche imprimés de motifs en lettres gothiques de la même marque, Thor Steinar, en référence au dieu du Tonnerre de la mythologie nordique.

Sur Schülerstrasse, au siège de Die Linke, Silvio Lang, le jeune responsable du parti sur la ville, a depuis longtemps repéré ces jeunes identitaires. « De moins en moins discrets, ils participent régulièrement aux rendez-vous du lundi derrière une banderole : Jeunes gens sans arrière-plan étranger.Nous savons depuis longtemps qu’il faut prendre très au sérieux la montée en puissance de ces fascistes ! » s’exclame-t-il. Le jeune dirigeant de Die Linke participait, la veille, à Dresde, la capitale du Land de Saxe, à une de ces immenses manifestations déclenchées par « l’affaire de Potsdam » : les révélations sur une réunion secrète (voir l’Humanité du 16 janvier) destinée à mettre au point un projet d’expulsion d’au moins 2 millions de migrants et d’Allemands avec un « arrière-plan étranger », selon la formule consacrée. Y participaient des néonazis notoires, le théoricien autrichien de la « remigration » Martin Sellner, de très hauts cadres de l’AfD et des représentants de l’aile droite de la CDU, la « Werteunion » (Union des valeurs) .

Silvio Lang se réjouit de cette réaction portée par la société civile et les partis de tout l’arc politique démocratique. « Une immense majorité d’Allemands ne veut pas laisser bégayer l’histoire et remettre l’horreur de la déportation au goût du jour. C’est une grande nouvelle. » Cependant, il ajoute aussitôt que, pour empêcher vraiment toute renaissance de la bête immonde, il faut assécher les sources qui lui ont permis de relever si haut la tête. « Et là, soupire-t-il, on n’est pas franchement sur la bonne voie. » Le sentiment d’être laissé pour compte ou la crainte d’être, à son tour, déclassé nourrit l’exaspération et la défiance à l’égard du monde politique traditionnel. Il reste un moteur essentiel pour l’AfD.

à Bautzen, les entreprises textiles ont fermé

Le passif est énorme. Car il est installé depuis plus de trois décennies. Tout a commencé par le choc d’une réunification-annexion qui n’a pas laissé d’autre choix à la Saxe et aux Länder d’Allemagne orientale qu’une soumission totale aux lois du marché et des Konzerne, les grands groupes ouest-allemands. À Bautzen, les entreprises textiles qui formaient l’essentiel de l’activité ont toutes été rapidement fermées. Les salariés les plus qualifiés sont partis à l’Ouest, les autres ont végété sur place, réduits d’abord au chômage puis à enchaîner des jobs précaires, le plus souvent dépourvus de couverture maladie ou retraite, par la vertu des réformes Hartz, ces dérégulations de l’ex-chancelier SPD Gerhard Schröder qui ont transformé l’ancien modèle social rhénan en la caricature de lui-même.

Et la saignée des plus qualifiés s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. « Sur 100 jeunes qui ont passé l’Abitur (le bac) au début des années 2000 dans le même lycée que moi, seuls 3 sont encore dans la région », relève Silvio Lang. La ville ne compte plus que 38 000 habitants (contre 50 000 jadis). En 2022-2023, l’inflation au sortir de la pandémie et en raison de la guerre en Ukraine a provoqué une baisse sensible des salaires réels. Aux théories du complot et à la mobilisation antivax qui alimentaient les slogans des « manifestations du lundi », ont succédé des réflexions plus élaborées sur le besoin d’une normalisation des rapports avec Moscou pour assurer le retour à un approvisionnement de l’Allemagne en gaz naturel russe bon marché. L’AfD les brandit en les présentant comme le seul moyen de soulager « des citoyens et des entreprises écrasés par leurs factures de gaz et d’électricité ».

Face à l’inflation et aux récentes décisions du gouvernement tripartite (SPD/Verts/libéraux) d’appliquer le frein à la dette, donc de rationner les dépenses publiques, l’AfD prétend être le seul défenseur des petites gens. À Bautzen, Doreen Schwitzer, députée AfD du Land de Saxe, vilipende ainsi la récente décision de Berlin de couper dans les financements qu’il avait prévu d’engager pour lutter contre la pauvreté des enfants, un phénomène en expansion dans tout le pays et singulièrement dans les Länder déjà meurtris comme la Saxe. Elle n’hésite pas à prendre les accents d’une pasionaria de la cause sociale : « Ils ont menti aux familles et regardent maintenant sans broncher comment des parents, qui travaillent dur tous les jours, sont jetés dans la misère. »

L’envolée relève de la plus parfaite imposture, si l’on veut bien prendre la peine de la mettre face au national-libéralisme du programme affiché de l’AfD. Celui-ci est très aligné sur la théorie monétariste la plus stricte du très libéral Friedrich von Hayek, ce qui a conduit le parti à soutenir, sans la moindre peur de se contredire, le retour du « frein à la dette » en 2024. Lequel interdit tout dépassement du déficit fédéral de plus de 0,3 % du PIB. Mais peu importe l’escroquerie intellectuelle, analyse pour l’Humanité le chercheur Markus Dilling, de l’institut Else-Frenkel-Brunswik, sur la démocratie en Saxe à l’université de Leipzig, car « les électeurs ne connaissent généralement pas le programme de l’AfD, si ce n’est pour son empressement à souffler sur les braises de la haine contre les migrants, boucs émissaires commodes des tracas qui s’accumulent sur la population ».

à Pirna, un maire AfD nouvellement élu

Près de la République tchèque, à Pirna, sur les bords de l’Elbe et au cœur de la Suisse saxonne, l’inquiétude grandit parmi les travailleurs immigrés turcs. Le maire Tim Lochner, qui a été élu en décembre et entrera en fonction fin février, est membre de l’AfD, une première pour une ville de cette importance (40 000 habitants). Taner travaille dans un petit kebab non loin de la gare. « Je ne veux surtout pas sombrer dans la paranoïa, dit le jeune homme. Mais depuis quelque temps, je ne traîne plus après avoir fermé la boutique. » Le climat rappelle celui révélé par l’affaire de Potsdam, et surtout de terribles antécédents, quand un groupuscule terroriste néonazi, baptisé NSU (pour clandestinité national-socialiste), écumait la région et s’en prenait précisément aux clients ou aux serveurs des kebabs. Bilan de ces vendettas d’extrême droite : 10 morts. « Pour moi, c’est de l’histoire ancienne. Ils ont été arrêtés au début de la décennie 2010. Mais, aujourd’hui, on ne peut pas s’empêcher d’y repenser. »

Taner n’a pas participé à la manifestation du 21 janvier contre l’extrême droite, qui a rassemblé un millier de personnes à Pirna (voir l’Humanité du 5 février). « Je regrette. J’y avais ma place », concède-t-il en baissant les yeux. Il hésite, puis en vient à parler des difficultés, des frictions fréquentes avec certains jeunes, « surtout ceux en tenue Thor Steinar, relève-t-il avec un triste sourire. Ce ne sont pas de véritables agressions mais des menaces diffuses, très désagréables ».

« Il ne faudrait plus faire la moindre concession »

Le droit du sang a certes été réformé au début des années 2000, facilitant notamment l’accès des jeunes migrants des deuxième ou troisième générations à la double nationalité. Mais ce droit-là reste la référence pour l’Allemagne et, culturellement parlant, l’idée d’une nation forcément mono-ethnique continue de peser très lourd. Elle explique l’importance du nombre de transfuges passés de la CDU à l’AfD, tel le maire de Pirna. Elle permet aussi de comprendre la succession de spectaculaires « accidents de parcours » touchant des personnalités de premier plan. Comme Hans-Georg Maassen, ce chef de file de l’Union des valeurs, l’aile droite de la CDU, qui veut se transformer en parti prêt à s’allier avec l’AfD. Haut fonctionnaire, il fut chargé de rien moins que de l’Office de protection de la Constitution, le renseignement allemand, par le gouvernement de grande coalition jusqu’en 2018. Comme l’ex-membre du directoire de la Bundesbank, ancien ministre des Finances du Land de Berlin, Thilo Sarrazin, auteur de plusieurs brûlots dénonçant les migrants, « menaces pour la qualité des productions allemandes » (1). Ou même encore comme Sahra Wagenknecht, dissidente de Die Linke, qui vient de créer un nouveau parti dit de « gauche conservatrice. » Elle se dit convaincue que l’Allemagne « joue au-dessus de ses capacités en matière d’immigration » et vient de déclarer face caméra : « Dans certains quartiers, s’installent déjà des sociétés parallèles imprégnées d’islamisme. »

Le jeu avec cet atavisme culturel, qu’il soit utilisé en pleine connaissance de cause ou à leur corps défendant par ces personnages politiques réputés de haut niveau, est une aubaine pour l’AfD. Cela a contribué à sa normalisation et à sa banalisation. Jusqu’à laisser penser à ses dirigeants, jusqu’aux plus radicaux d’entre eux comme Björn Höcke, prosélyte convaincu de la réhabilitation de la funeste idéologie de la Volksgemeinschaft (la communauté du peuple allemand), qu’ils pouvaient se permettre de participer à des réunions où l’on réfléchit à une nouvelle déportation des étrangers. L’écart de trop, au vu de la salutaire levée en masse d’une grande partie de l’opinion ? Les antifascistes comme André Hahn, député Die Linke de la circonscription où est implantée la ville de Pirna, s’en réjouissent. Avant de prévenir : « Il ne faut plus faire la moindre concession au délire du grand remplacement et commencer enfin à réduire ces fractures sociales béantes qui font le jeu des extrêmes droites en Allemagne comme en Europe. » 

(1) Thilo Sarrazin s’est fait tristement connaître avec Deutschland schafft sich ab (l’Allemagne s’autodétruit), éditions DVA.

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Énergie : L’Allemagne retourne au charbon pour passer l’hiver

Le gouvernement de coalition (SPD-Verts-libéraux) du chancelier Scholz a décidé de relancer l’extraction de lignite pour la période hivernale dans les grandes mines à ciel ouvert du pays, pour contrer la flambée des prix sur le marché de l’électricité (in l’humanité du 6.11.2023).

Prisonnière de son système de production électrique entièrement libéralisé et dans les mains de conglomérats privés, l’Allemagne a décidé d’intensifier, avec l’arrivée de la saison froide, sa production de lignite, ce charbon primaire de loin le plus polluant des combustibles fossiles. En dépit des impératifs de la lutte contre le réchauffement climatique.

Berlin l’a annoncé très officiellement début octobre. La mesure est présentée comme le moyen d’empêcher une nouvelle flambée des prix de l’électricité cet hiver sur les marchés, allemand et européen de l’électricité.

Un avatar de l’économie sociale et écologique de marché

Le gouvernement fédéral, adepte revendiqué d’une économie sociale et écologique de marché, invoque, comme l’an dernier à la même époque, un risque de raréfaction, voire de pénurie du gaz qui ne peut que maintenir les prix de l’électricité à un niveau très élevé durant la période hivernale. Et les mesures adoptées le 17 octobre au niveau européen pour tenter de bricoler une déconnexion des prix du gaz et de l’électricité n’y changeront pas grand-chose.

L’Allemagne, longtemps gavée au gaz naturel russe bon marché, a dû en effet réadapter à grande vitesse son système énergétique, lequel reste marqué par une grande dépendance au gaz, et donc aux substituts des livraisons russes, importé désormais le plus souvent des États-Unis, au prix fort.

La flambée des prix de l’énergie alimente, sur fond de récession, une crise politique et économique qui prend outre-Rhin une ampleur considérable. Avec un prix moyen du kilowattheure qui atteint près du double de celui du tarif réglementé d’EDF, la colère des usagers dont les revenus réels baissent, amputés par l’inflation, s’intensifie au même rythme que montent les projections de vote sanction à l’encontre des partis du gouvernement et en faveur de l’AfD (extrême droite). 

Et le patronat se fait de plus en plus véhément contre la hausse des factures d’électricité, qui prend de nombreuses firmes à la gorge. Ce qui fait craindre l’extension d’un phénomène de désindustrialisation déjà amorcé. Le groupe Basf, leader européen de la chimie, n’a-t-il pas délocalisé trois usines de sa production très énergivore d’ammoniac aux États-Unis et en Chine ?

Ces problèmes ont pris une dimension quasi existentielle pour l’avenir de la coalition tripartite (SPD-Verts-libéraux) au pouvoir. Au point de faire de la maîtrise des coûts de l’électricité une priorité absolue. Seule échappatoire pour peser sur les prix du marché : il faut faire appel aux combustibles les plus compétitifs. Et le lignite, ce charbon primaire extrait dans de gigantesques mines à ciel ouvert, offre une double garantie : il est le moins cher et il est pilotable, à l’inverse de l’éolien et du solaire qui, même s’ils sont très fortement déployés, ne marchent que par intermittence, en fonction du vent et du soleil.

Les deux plus grosses souffleries de gaz à effet de serre du continent

Du coup, Robert Habeck, le ministre vert de l’Économie, a annoncé la remise en route des excavatrices géantes de la multinationale RWE dans la Ruhr pour alimenter ses centrales thermiques de Niederaussem et de Neurath, les deux plus grosses souffleries de gaz à effet de serre du continent. Deux blocs d’une autre centrale thermique du même type sont également relancés à Jänschwalde, dans le Brandebourg, à l’est du pays.

De plus, le refus très dogmatique de la prolongation des trois dernières centrales atomiques du pays en avril a rajouté encore aux tensions sur les prix de l’électricité. Il faudra en effet produire autrement cet hiver les quelque 55 térawattheures, soit 6 % de la production totale du pays, qu’elles fournissaient. Ce qui suppose mécaniquement un recours accru au gaz et/ou au lignite.

Au ministère de l’Économie, on estime que l’élargissement de la production de lignite aura pour conséquence des économies de gaz entre 3,9 et 5,6 térawattheures, ce qui permettrait de maintenir les coûts de l’électricité « dans une fourchette de prix de 0,40 à 2,80 euros par mégawattheure ».

Mis sur la défensive sur le bilan carbone de l’opération, le gouvernement explique qu’il s’efforcera d’évaluer les émissions de CO2supplémentaires liées à ce regain d’exploitation programmé du lignite, tout en réaffirmant que ses objectifs climatiques « restent inchangés avec l’élimination progressive du charbon en 2030 ».

Mais de telles anticipations sont bien difficiles à croire. Plusieurs études estiment en effet « incontournables » de nouveaux pics du prix du gaz, au moins jusqu’à l’hiver 2026-2027. Le « libre jeu » du marché ne pourra à nouveau être contré qu’en faisant appel à la compétitivité hors pair du lignite. Le combat pour le climat est un enjeu bien trop sérieux pour être laissé entre les mains de « l’écologie de marché » si chère à la coalition au pouvoir à Berlin.

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Prix de l’électricité: les 27 amendent le marché

La réforme du marché « libre » du courant électrique décidée par les ministres de l’Énergie, ce 17 octobre, est censée amoindrir ses plus terribles travers, comme sa corrélation avec des prix du gaz naturel qui font exploser les factures des particuliers comme des entreprises (l’humanité du 19 octobre 2023).

Face à un marché de l’énergie dysfonctionnel, les Européens se sont accordés pour le réformer… à la marge.

La réforme du marché européen de l’électricité lancée par le Conseil des ministres de l’énergie de l’UE, le 17 octobre, est destinée à lisser ses effets les plus dévastateurs sur les prix du courant électrique Les énormes travers de la libéralisation de la vente du courant électrique, décidée par Bruxelles et les États membres à la fin des années 1990, sont en effet, en très grande partie, à l’origine d’une explosion des prix du kilowattheure qui ampute partout le pouvoir d’achat des usagers ordinaires et amoindrit la compétitivité des firmes européennes.

Les prix de gros à la Bourse européenne de l’électricité Epex Spot SE ont bondi, sous le double effet de la guerre Ukraine et de la spéculation, jusqu’à plus de 1 000 euros le mégawattheure, en raison de leur corrélation avec les prix du gaz naturel. Ces derniers ont flambé, compte tenu de la dépendance à ce combustible de la plupart des pays de l’UE, dont l’Allemagne, contrainte de passer du gaz naturel russe bon marché au très coûteux gaz liquéfié envoyé surtout des États-Unis.

Un bras de fer franco-allemand

L’addition était d’autant plus douloureuse pour un pays comme la France qu’elle est, elle, très peu dépendante du gaz pour fabriquer son électricité. Son important réseau de centrales nucléaires lui permet, en effet, de produire une énergie électrique à la fois décarbonée et bon marché.

Depuis des mois, les négociations se traduisaient par un bras de fer entre Paris et Berlin, qui n’entendait rien lâcher sur la loi de la concurrence comme sur le dogme antinucléaire qui la conduit à abandonner depuis avril ses dernières centrales atomiques. Et cela, même si elles produisaient encore plus de 5 % de sa consommation électrique.

Le compromis négocié permet de sauver vaille que vaille un fonctionnement en marché européen de l’électricité, tout en gommant son travers le plus terrible, la « volatilité des prix », en raison de son lien avec l’évolution de ceux du gaz.

Un dispositif doit permettre de « lisser » les cours de l’énergie électrique grâce à des achats de long terme fondés sur des contrats dits « pour différence » (CfD). Si les prix tombent en dessous d’un seuil préétabli, les États vont voler au secours de leurs producteurs de courant en leur versant la différence manquante.

À l’inverse, si les cours grimpent au-dessus de cette limite, les producteurs vont être astreints à verser leurs « surprofits » aux États. Lesquels disposeront alors de ces recettes supplémentaires pour alléger les factures des usagers ordinaires et des entreprises.

Berlin contraint de lâcher du lest

L’Élysée et Agnès Pannier-Runacher, la ministre française de l’Énergie, crient victoire. Il reste que la solution adoptée fut pour le moins laborieuse puisqu’elle n’intervient qu’aujourd’hui, alors que la question hante toute l’Europe, au moins depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, début 2022. Surtout, si on retrouve beaucoup de la position française dans le compromis adopté, le marché et ses principes, qui sont à l’origine des dysfonctionnements, ne sont jamais mis en cause.

À l’inverse, sur insistance de Berlin, un mécanisme de surveillance pilotée par la Commission européenne sera mis en place pour vérifier que le bénéficiaire d’un « contrat de différence » – comme l’entreprise publique française EDF et son énergie nucléaire bon marché – n’en profitera pas pour se livrer, selon Robert Habeck, le ministre vert allemand de l’Économie, à des investissements s’apparentant à une « concurrence déloyale » pour les autres producteurs européens.

Berlin, qui restait jusqu’ici d’une intransigeance absolue sur le sujet, a dû toutefois lâcher du lest. Moins sans doute pour mettre du baume sur les contradictions franco-allemandes, que pour faire face à la dégradation de sa situation économique intérieure.

Bricolage mercantile

L’Allemagne, qui sera en récession à la fin de l’année (- 0,5 % selon le FMI), voit ses citoyens et ses entreprises de plus en plus fortement étranglés par la flambée des prix du courant électrique, le plus cher d’Europe. Au point qu’elle vient de décider de relancer sa production de lignite, pour « passer l’hiver ». En toute conformité avec les principes concurrentiels puisque ce charbon primaire est largement le plus compétitif des combustibles fossiles, même s’il est de très loin le plus émetteur de CO2.

Les gros conglomérats d’un système allemand totalement livré aux mains du privé sont invités, comme RWE, à relancer plusieurs mines à ciel ouvert. Objectif : réduire un peu les factures de particuliers et d’industriels qui pèsent de plus en plus lourd et sur le niveau de vie des travailleurs et sur l’activité industrielle. Et cela en dépit des conséquences pour l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique, dont Berlin promet toujours de s’occuper d’ici à… 2030.

À l’heure où coopérations et solidarités sont plus nécessaires que jamais pour gérer l’énergie en bien commun, l’Allemagne, la France et l’Europe méritent bien mieux que ce bricolage mercantile.

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Quand Die Linke perd sa tête parlementaire

La dissidence de Sahra Wagenknecht pousse Dietmar Bartsch, le chef du groupe du parti au Bundestag, à abandonner ses fonctions. Gauche allemande en danger existentiel.  

Dietmar Bartsch, président du groupe Die Linke au Bundestag, jette l’éponge. Il a annoncé qu’il ne se présenterait pas le 4 septembre à un scrutin où les députés du parti allemand La Gauche auraient dû lui renouveler leur confiance. La formation apparaît ainsi de plus en plus menacée dans son existence même, victime de la terrible course à la division interne conduite par Sahra Wagenknecht. Toujours membre de Die Linke, la députée dissidente qui écume les talk-shows télévisés ne cache pas, depuis des semaines, son ambition de créer un nouveau parti sur une ligne alliant un populisme ouvertement hostile à l’immigration à un pseudo-souverainisme contestant les soutiens allemands à l’Ukraine en guerre contre la Russie.

Bartsch a fait savoir qu’il n’était plus en mesure de maintenir la cohésion du groupe parlementaire qu’il codirige depuis huit ans. Il reconnaît qu’une scission avec les partisans de Wagenknecht serait « quasiment inévitable ». Une défection de seulement 2 des 39 députés que compte Die Linke priverait le groupe de son statut, donc des droits et des dotations financières concomitantes. Or, autour d’une dizaine de députés penchent du côté de Sahra Wagenknecht, épouse d’Oskar Lafontaine, ex-chef du SPD et dirigeant de Die Linke lui aussi en rupture de ban.

Wagenknecht reproche à son parti de s’être « éloigné des petites gens » au profit d’une ligne qui serait trop imprégnée de wokisme. Avec ses soutiens, elle déplore les trop grandes contraintes exercées au nom du climat. Elle veut limiter l’immigration, soutenant qu’elle coûterait « trop cher » aux finances publique « quand les dépenses pour le logement ou la santé sont rationnées ». Et elle plaide pour un retour des livraisons de gaz russe bon marché afin de contenir le coût de l’énergie.

En se tenant ainsi sur le terrain de revendications souvent proches de celles de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne), le parti d’extrême droite, Wagenknecht affirme vouloir siphonner une partie des voix d’un électorat populaire déboussolé. Et quelques sondages confirment effectivement une certaine porosité entre un potentiel électorat Wagenknecht et celui de l’AfD. Gravissime faute politique relève, à juste titre, la politologue Sarah Wagner, qui dénonce « les immenses dangers » d’une telle stratégie, quand l’AfD, qui réalise déjà une percée électorale, bénéficierait d’une banalisation supplémentaire de son discours.

Les dirigeants de Die Linke en appelle à la convocation d’une convention interne du parti pour sortir de la crise avant le 4 septembre. Rien de moins que le maintien en vie du parti se joue d’ici là.

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Des économies de guerre contre les peuples

Les impérialismes de la Russie comme des États-Unis et de leurs vassaux atlantistes  nourrissent une course aux armements qui assèche les investissements si cruciaux pour le développement et le climat, ne profitent qu’aux oligarques fabricants d’engins de mort de tous les pays et menacent l’humanité jusque dans son existence. Il est temps d’amplifier les résistances et le combat pour la paix, en s’appuyant opportunément sur les initiatives avancées par  la Chine et le « Sud global ». Quand Lula avec les BRICS plaide pour un vrai système de sécurité collective et une monnaie commune, capable d’émanciper le monde de la domination du dollar (publié in économie et politique de mai/juin 2023)  

Rayonnant, la soixantaine bien en chair il agite la cloche symbolique à l’ouverture de la bourse des valeurs de Francfort, ce 20 Mars au matin. Son groupe vient de faire une entrée triomphale dans le club le plus prisé du capitalisme allemand, le Dax 30, aux côtés des Volkswagen, Siemens et autre Bayer. Armin Papperger, le patron de Rheinmetall,  fabricant des chars d’assaut Léopard,  d’autres véhicules blindés, des obus et munitions  vendus en kit, exulte. Avec une action que s’arrachent les « investisseurs » en ce printemps 2023 ; une valorisation boursière du titre qui a quasiment doublé en l’espace de quelques mois à 10 milliards d’euros et des profits 2022 en hausse de 20%, l’oligarque allemand figure parmi les plus grands profiteurs européen de la guerre déclenchée un peu plus d’un an auparavant par Vladimir Poutine. L’envoi de ses chars Leopard 2 sur le front, à la demande insistante des plus ultras d’un camp atlantiste en pleine ascension dans les capitales européennes et au sein du monde politique  allemand, l’a propulsé en haut du podium. 

Côté russe, les dirigeants de Rosneft, cet immense complexe militaro-industriel, fruit d’un vaste partenariat public/privé, ont toutes les raisons, eux aussi, de célébrer l’explosion des profits réalisés grâce à la guerre et la perspective de les démultiplier. La seule issue possible étant « une victoire », théorisée, et par Moscou, et par Kiev, à l’unisson avec ses puissants parrains occidentaux, dans la perspective du lancement d’hypothétiques « offensives de printemps ». 

Oleg Demchenko, l’un des principaux oligarques du secteur de l’armement russe est promis à des affaires toujours plus juteuses grâce à la production en série d’avions de combats de type Sukoy SU-30. Le multi milliardaire possède un modeste pied à terre de vacances de quelques millions d’euros à Saint-Jean-Cap-Ferrat sur la côte d’Azur française. Il n’a jamais été inquiété jusqu’ici dans ses prérogatives de propriétaire ou d’homme d’affaires par les autorités françaises ou européennes pourtant engagés avec les États-Unis dans un programme de sanctions économiques réputé draconien contre de multiples entreprises russes. 

 Si les voix des saigneurs de guerre semblent parfois impénétrables, la divergence entre leurs prospérités manifestes et l’accentuation partout des souffrances populaires se laisse, elle, très facilement repéré.

La prospérité macabre des oligarques de l’armement

L’oligarque allemand, Armin Papperger, a bénéficié de tous les relais d’un consensus « pro-guerre » au sein des médias européens et des partis allemands en faveur de la fourniture d’armes lourdes à l’Ukraine. Il est devenu l’invité de marque, en février 2023, de la conférence de Munich sur la sécurité. 

A l’occasion de ce grand happening destiné à mettre en scène la montée en puissance de l’Alliance atlantique dans la guerre par procuration qu’elle livre à la Russie, le patron de Rhein Metall  ne s’est pas contenté de faire la promotion de ses chars et de ses équipements les plus sophistiqués. Aux côtés des dignitaires de l’Otan, il s’est impliqué en faveur de la livraison à Kiev d’avions de combat et de missiles longues portées, capables de toucher le territoire russe en profondeur. Ce qui serait la seule clé, selon la propagande de guerre de l’Alliance et son allié ukrainien, capable d’ouvrir la voie vers une défaite écrasante de Moscou si ardemment désirée. Moyennant quoi il est fait très bon marché de la réaction d’une puissance nucléaire russe acculée à la défensive.

 Comme une sorte de couronnement de cette implication toujours plus forte de l’Otan, Papperger a présenté à Munich le projet d’un gros investissement en Ukraine même dans une usine en Ukraine pour y fabriquer jusqu’à 400 de ses chars derniers cris, de type Panther, par an. 

Illustration de ce besoin d’expansion et de destructions, comme de conquête de nouveaux territoires, d’accaparement de matières premières que porte le capitalisme, la mobilisation économique de Rhein Metall est lourde des fuites en avant guerrières les plus insensées. Elle accentue le danger que le conflit ne dégénère en une 3ème guerre mondiale entre superpuissances nucléaires. Pourtant la montée au front du géant allemand de l’armement et des chars d’assaut fut ou bien  ignorée ou bien banalisée par la plupart des médias de ce côté-ci du Rhin, très complaisants avec les surenchères des stratèges de l’Otan.

Un scénario identique se dessine en Russie où les poids lourds du complexe militaro-industriel, bénéficient, eux aussi, de toutes les complaisances. L’oligarque, Oleg Demchenko, réputé très proche de Poutine, a ses entrées au Kremlin et fonctionne , de fait , comme l’un des co-pilotes de l’économie de guerre russe. La production des avions de combat sukhoi, des chars et des munitions y afférant, s’intensifie. Elle constituait déjà, avant-guerre le second poste d’exportations russes derrière le gaz et le pétrole. Elle est devenue encore plus névralgique aujourd’hui pour l’approvisionnement d’une armée chargée de protéger ou d’étendre les zones d’influence d’un capitalisme russe en crise. Après avoir  tout misé sur des logiques de rentes minières, après avoir pratiqué des méthodes de prédation de la nature et du travail humain des plus drastiques, il ne voit plus que dans une fuite en avant impérialiste le seul moyen de reconquérir la puissance nationale perdue. Mais la société souffre, le nombre de citoyens passés sous le seuil de pauvreté ne cesse de croître.  

Une course aux armements record

Cette danse macabre des oligarques des économies de guerre russe et «occidentales» s’inscrit dans une funeste dynamique générale qui se paye au prix fort pour les peuples. Elle nourrit en effet une course aux armements au niveau global qui stérilise des milliers de milliards de dollars , d’euros, de yens,  de yuans ou de roubles. Les investissements devenus si crucialement indispensables pour le développement des femmes et des hommes pour l’emploi, l’éducation, la formation subissent un asséchement général. Quant aux déficits des engagements pourtant cruciaux pour l’humanité, en faveur de ces biens communs que sont l’énergie, l’environnement ou le climat, ils se font de plus en plus béants. 

Les dépenses d’armement ont connu une poussée globale jamais atteinte à plus de de 2113 milliards de dollars (2000 milliards d’euros) en 2022 selon le SIPRI (l’ Institut international de recherche sur la paix de Stockholm). A titre de comparaison l’organisme relève qu’au plus fort de  la guerre froide, dans les années 1980, ces dépenses avoisinaient les 1500 milliards de dollars en prix et taux de change comparables. Et une nouvelle accélération spectaculaire est en marche en 2023. Les États-Unis et leurs quelques 800 bases réparties sur le globe en alimentent la plus grande part.  Responsables déjà de près de 40% des dépenses mondiales d’armement, ils ont prévu de porter leur budget militaire à 858 milliards de dollars  cette année. Soit une augmentation de 8%.   

Les « partenaires »  européens de l’Otan se sont alignés sur cette tendance à la flambée des dépenses d’armement, comblant d’aise le président Joe Biden. La Maison-Blanche a en effet clairement annoncé son intention de propulser l‘Alliance comme auxiliaire de sa politique étrangère pour défaire la Russie, et en arrière-plan, beaucoup plus sérieusement, la Chine. Devenue seconde économie mondiale, celle-ci est présentée comme un dangereux rival, « un concurrent systémique pour les démocraties »  que Washington veut rassembler derrière lui. Le développement chinois et les ambitions de Pékin de faire évoluer l’ordre international vers une plus grande multipolarité, sont devenus les principales cibles stratégiques.

Berlin aux avant-postes de la militarisation 

L’Allemagne a pris les devants de ce réaménagement ultra-atlantiste désiré. Après s’être montrée réticente pendant des années aux injonctions répétées de l’Otan ou de Washington pour qu’elle augmente ses dépenses militaires qui ne dépassaient guère 1,3 % de son PIB en 2020 (contre une norme de 2% exigée par l’Alliance), elle a enclenché le turboréacteur du surarmement. Son chancelier, Olaf Scholz a proclamé « un changement d’époque ( Zeitenwende). » (1). Un budget supplémentaire exceptionnel de 100 milliards d’euros a été adoptée en 2022 pour l’armée fédérale allemande, la Bundeswehr. Et des commandes massives ont été aussitôt passées auprès des seuls fabricants états-uniens. 

Oligarque de toute première catégorie parmi les oligarques du secteur, James D. Taiclet, patron de Lockheed Martin en a tiré le gros lot. Berlin lui a acheté 35 chasseurs bombardiers furtifs F 35 pour remplacer les tornados vieillissants de son armée et se mettre en capacité de remplir la mission dite de « partie-prenante nucléaire » (nukleare Teilhabe)   qui oblige, « au cas où… »  l‘armée allemande à transporter sur zone les bombes atomiques états-uniennes, entreposées en Rhénanie-Palatinat sur la base de Büchel, à quelques encablures de la Lorraine française. Dave Calhoun, le patron de Boeing s’octroie l’autre grosse part du gâteau. L’avionneur US va livrer 60 gros hélicoptères de transport Chinook à la Bundeswehr. 

Airbus et les marchands d’armes européens n’auront que des miettes. Au grand dam des champions tricolores du secteur comme du président Macron qui ambitionnait de faire de la France et de ses industries militaires l’incontournable pilier d’une « Europe de la défense ». Ce projet est présenté volontiers comme permettant d’assurer une « autonomie stratégique européenne». Ce qui le rendrait, martèle cependant  l’Élysée, « mieux complémentaire de l’Otan ». Autrement dit : il constitue une version très alignée, mais concurrente du super-atlantisme derrière lequel Berlin qui va disposer de la plus grande force armée du vieux continent, cherche désormais à emmener le reste de l’UE. Avec la complicité d’autres États-membres d’Europe orientale ou de la baltique et singulièrement de Varsovie, recordman européen de la flambée des dépenses d’armement. 

Quoiqu’il en soit de ces divergences européennes, Paris qui figurait déjà parmi les meilleurs élèves de la classe atlantiste avec des dépenses militaires programmées pour atteindre les 2% de son PIB en 2025, a donné, lui aussi, un grand coup d’accélérateur. Emmanuel Macron a annoncé en janvier 2023 que le budget de la prochaine loi de programmation militaire allant de 2024 à 2030 allait passer à 413 milliards d’euros, soit une augmentation de 30% et de plus de 100 milliards d’euros sur la période précédente ( 2019/2025). 

Des peuples allemand et français en résistance à l’austérité

Cette flambée des dépenses militaires dans les deux principaux de pays de l’UE ne peut qu’être associée à un tour de vis supplémentaire pour les dépenses publiques et sociales. C’est dire combien le niveau de l’austérité déjà programmée par Berlin et Paris va encore s’accroître. Cette tendance heurte de plein fouet les résistances sociales en pleine ascension de part et d’autre du Rhin en ce printemps 2023. En parallèle les mouvements français contre le report de l’âge de départ à la retraite à 64 ans et allemands pour des hausses de salaires de plus de 10%, en particulier dans les services publics. Des affrontements de classe majeurs occupent ainsi le devant de la scène quand les premiers refusent d’abandonner deux ans supplémentaires de leur vie aux appétits du capital et les seconds se battent contre la diminution de leurs salaires réels amputés par l’inflation. Le président du syndicat allemand des services VerDi, Frank Verneke (2), relève la proximité de ces combats engagés de part et d’autre du Rhin contre les exigences de rentabilité de financiers pourtant largement co-responsables, avec la guerre, du surgissement l’inflation.

L’argument drapé dans la drôle de morale de la propagande de guerre, invoquant des sacrifices supplémentaires pour mieux doter les armées et de fournir toujours davantage d’armes lourdes aux ukrainiens, ne passe pas vraiment la rampe. Il est particulièrement malmené en Allemagne où demeure un mouvement pacifiste vivace, porté par Die Linke, qui refuse de se soumettre au consensus atlantiste. Dans l’analyse du conflit ce parti n’entend gommer ni la responsabilité majeure d’un Poutine, ni celle de l’impérialisme des États-Unis. Il fait observer, à juste titre, que Washington n’a pas lésiné depuis trois décennies sur l’expansion de son champ d’influence, y compris militaire. N’agit-il pas, en flagrant délit de forfaiture au regard des engagements passés, à la chute du mur de Berlin, auprès des ex autorités soviétiques ? Les diplomates dépêchés par Washington avaient- alors en effet ratifié des documents où ils promettaient de ne pas étendre le périmètre de l’Otan au-delà de l’Elbe vers les frontières russes (3). 

La dévastatrice illusion d’une victoire militaire

La course à l’abîme d’un 3ème conflit mondial, se nourrit de l’illusion d’une possible victoire militaire sans appel, cultivée dans les mots d’ordre officiels du Kremlin comme dans ceux du camp ukraino-atlantiste. Sous la pression de Washington et de l’Otan les capitales européennes s’y sont ralliés, y compris Paris même si Emmanuel Macron  y met quelques nuances quand il affirme qu’il faudrait veiller à « ne pas humilier la Russie.»  Tout le monde s’en tient à un soutien militaire accru à Kiev et affiche sa résignation à une guerre qui dure dans l’attente d’un changement de rapport de force militaire sur le terrain Avec son corollaire: une désertion des efforts de médiation qui a autant pour conséquence la prolongation des souffrances du peuple ukrainien qu’une potentielle escalade vers l’apocalypse nucléaire.

La diplomatie chinoise est la seule à rompre avec la partition guerrière diffusée par Washington et Moscou. La publication en février 2023 d’un plan en 12 points définissant les principes d’un règlement du conflit constitue une initiative internationale remarquable pour les pacifistes comme pour tous ceux qui souhaitent un retour à la raison, une avancée vers un cessez-le-feu préalable à une négociation, plutôt qu’une accélération des productions de chars d’assaut et d’avions de combat. 

Le plan chinois en appelle à un règlement sous égide des Nations Unies dont il rappelle, à bon escient, certains des principes fondamentaux, comme la souveraineté inviolable de ses États-membres. Il bannit tout recours à l’arme nucléaire ou même à la menace de son utilisation. Ce qui constitue autant de messages sans ambiguïté à l’égard de Poutine. Pékin refuse, en même temps, de lâcher la Russie, soucieux d’évidence de préserver une entente avec Moscou pour ne pas donner les moyens à Washington, de profiter d’un effondrement  russe qui lui permettrait de parfaire un «endiguement militaire» déjà redoutable de la République populaire. (4) 

Ce réveil d’une diplomatie chinoise, plutôt discrète jusqu’alors, a pu ébranler quelque peu les schémas stratégiques européens. En dépit des contrefeux bricolés, à la hâte, par Washington et ses vassaux les plus atlantistes, s’insurgeant contre de potentielles livraisons d’armes de la Chine à la Russie, avec cependant un degrés de crédibilité voisin de zéro. Au lendemain d’une visite d’État à Pékin, Emmanuel Macron est allé, lui-même,  jusqu’à susciter beaucoup d’émoi en prenant des distances avec un suivisme des États-Unis sur la question de Taiwan. 

Les BRICS mobilisés pour la paix et contre l’hégémonie du dollar   

Le tournant de cette fracassante entrée en scène de la Chine sur la scène diplomatique internationale a été d’autant plus efficace qu’il a bénéficié du soutien des pays dits du « Sud global ». Dès le G20 de Bali à la mi-novembre 2022,  le président chinois, Xi Jin Ping, s’attira l’attention et le soutien de ses partenaires du Sud en mettant en avant  le besoin d’une avancée diplomatique pour faire cesser le conflit. Les « émergents » payent en effet un tribu très lourd à une guerre en Ukraine qui a fait flamber les prix de l’énergie et des denrées alimentaires de base, dopant une inflation déjà élevée avant même le déclenchement du conflit. D’où l’aspiration à un retour au calme rapide, en particulier parmi ceux qui ne disposent d’aucune ressource en hydrocarbures. 

L’intérêt des pays émergents pour la paix et leur refus de s’aligner sur les surenchère de Washington et de Moscou constituent de puissants marqueurs de l’ampleur de la crise de confiance qui s’est fait jour dans leurs relations économiques avec le Nord et singulièrement avec les États-Unis. Depuis un peu plus d’un an les hausses de taux d’intérêt pratiquées par la réserve fédérale, la banque centrale états-unienne, sont à l’origine d’enchaînements délétères pour  tous les pays en développement : inflation de plus de 90% en Argentine, de 55% en Turquie, dévaluations en chaîne, surendettement, flambée des coûts du crédit qui assèche les investissements dans les domaines les plus basiques comme la santé, l’énergie, l’eau ou l’alphabétisation. 

Au Brésil du président Lula, la banque centrale n’a-t-elle pas fait grimper, sous pression des hausses de taux de Washington, le loyer de l’argent à un niveau quasi dissuasif à… 13,75% en janvier 2023. De quoi barrer la route à toute politique expansive du crédit pourtant indispensable, aux yeux du chef de l’État de gauche nouvellement élu, pour redresser le pays et lutter contre une pauvreté redevenue endémique.    

Et il ne doit rien au hasard que le même président brésilien ait décidé de passer à l’offensive, et sur le plan de la paix, et sur celui de la suprématie du dollar qui mine le développement du Sud. 

Sur le front ukrainien il s’est associé très démonstrativement, lors d’une longue visite à Pékin à la mi-avril, aux efforts diplomatiques chinois en appelant les principaux protagonistes, la Russie comme les États-Unis et l’Europe à « cesser d’encourager la guerre » et à œuvrer « pour la paix dans l’intérêt du monde entier. »

Sur le roi dollar Brasilia et Pékin dénoncent, au même moment, l’attitude du FMI qui étrangle des pays déjà en difficultés quand l’institution financière internationale sous influence de Washington « conditionne, disent-ils, comme en Argentine », ses aides financières à de funestes coupes dans les dépenses publiques et sociales. 

Quant à l’émancipation du billet vert Lula et les dirigeants chinois veulent aller vite et loin en usant d’un outil radical. Ils ont mis sur les rails le lancement concret d’un projet déjà antérieur des BRICS ( Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud), portant sur la création d’une monnaie commune pour échapper à cette suprématie du dollar qui donne aux États- Unis le pouvoir exorbitant de siphonner l’épargne mondiale et d’influer partout à leur guise, via la Fed, sur l’orientation des politiques économiques.

La New Developpment Bank », la nouvelle banque de développement créée par les cinq puissances, a reçu le mandat de présenter un dossier concret sur la réalisation  de cette monnaie commune d’ici le prochain sommet de l’organisation en août en Afrique du sud. A sa tête vient d’accéder, l’ex présidente brésilienne, Dilma Roussef, elle-même économiste. L’attrait du projet est tel dans le « Sud global » que toute une série de pays se disent déjà prêts à rejoindre les BRICS et leur  initiative monétaire. De l’Algérie à la Turquie en passant par l’Égypte et l’Indonésie jusqu’au Mexique et l’Argentine. D’obédiences politiques parfois très éloignées ils ont un dénominateur commun : ils souffrent l’enfer aujourd’hui à cause de l’hégémonie du dollar. 

Une illustration de la maturité des propositions communistes 

L’irruption de ce débat illustre la maturité de la proposition portée aujourd’hui par les communistes français, sur la base de la réflexion et des travaux de l’économiste Paul Boccara. Lequel fut le premier à formuler la nécessité d’instaurer une monnaie commune mondiale qui permette d’échapper aux diktats du dollar et des Etats-Unis. Fondée sur le développement et la coopération et non plus sur la loi du plus fort des marchés financiers elle permettrait de répondre aux besoins d’investissements si massifs et si globaux de l’humanité. Les dispositions existantes sur l’émission de Droits de tirages Spéciaux (DTS) du FMI pourraient appuyer une première réalisation concrète de cette nouvelle monnaie mondiale commune, appelée à évoluer sous le seul égide de l’ONU.  De quoi se donner des moyens pour surmonter les défis économiques, sociaux ou environnementaux majeurs auxquels le monde est confronté et dont la résolution est devenue si cruciale pour la survie même de l’espèce.

Il est encore bien trop tôt pour spéculer sur le contenu que les BRICS veulent donner à leur propre projet d’union monétaire. Les écueils sur le chemin d’une telle entreprise sont nombreux :  La nouvelle devise destinée à stimuler les échanges entre BRICS et au-delà va-t-elle fonctionner comme une sorte de grande zone yuan pour se prémunir d’une logique de blocs à laquelle s’emploie Washington quand il invoque le «découplage» d’une Chine décrétée ennemi public numéro un ? Les BRICS vont- ils avoir l’audace d’aller plus loin et d’avancer un projet à vocation universelle ? Rien n ‘est encore écrit mais la question promet de tarauder le débat public. Surtout si d’autres acteurs, dans l’Amérique latine progressiste qui entend lancer sa propre monnaie commune, ou en Europe, avec les communistes français, se mêlent de ce débat en montrant son lien avec les besoins de ruptures globales auxquels l’humanité est si urgemment  confrontée. 

Ce combat-là est complémentaire, voire indissociable, de celui pour la paix auquel les militants du PCF sont viscéralement attachés quand ils refusent l’escalade dans la guerre programmée par l’Otan et par Moscou, quand ils proposent de de quitter l’Alliance atlantique et ses surenchères militaires pour répondre vraiment au défi de l’organisation d’une sécurité collective, à l’échelle de l’Europe et de la planète. Pour que  cesse la funeste prospérité financière des oligarques de l’armement de tous pays. 

Le retour de la diplomatie, la proclamation d’un cessez le feu puis l’entrée dans une processus de paix en Ukraine passent par la convocation d’une conférence européenne incluant la Russie. Le salutaire précédent de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) avec la mise en œuvre de « la détente » en lieu et place de l’escalade, au summum pourtant de la guerre froide au début des années 1980, doit être prolongé et élargi dans une dimension inédite. 

Il en va de cet indispensable système international de sécurité collective, comme d’une monnaie commune mondiale de coopération et de développement. Tous deux répondent  aux urgences absolues auxquelles est confrontée aujourd’hui l’humanité

Bruno Odent

  • (1) Voir Économie et politique 814-815 de mai et juin 2022 : « Berlin en marche pour un changement d’époque ultra-atlantiste » 

     (2) in L’humanité du 29 Mars 2023 

     (3) Révélations dans le Spiegel daté du 18 février 2022 d’un document d’archive où les ministres des affaires étrangères des Etats-Unis, de France, du Royaume Uni et d’Allemagne s’engageaient en 1991 auprès de leur homologue soviétique « à ne pas étendre l’Otan au-delà de l’Elbe. »

     (4) Le texte du plan chinois en 12 points est disponible sur le site de l’humanité.fr 

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L’Otan veut mettre en scène sa stratégie de l’escalade

Ukraine. Des avions de combat, des missiles de longue portée : l’Alliance atlantique entend présenter son projet de monter en gamme dans sa guerre par procuration avec la Russie, à la conférence sur la sécurité de Munich. Où les militants anti-guerre se mobilisent aussi.

Plus de cent chefs d’État et de gouvernement, dont le chancelier allemand, Olaf Scholz, et le président français, Emmanuel Macron, les poids lourds mondiaux de l’industrie de l’armement et les stratèges en chef de l’Alliance atlantique (Otan) sont attendus ces 17 et 18 février à la traditionnelle conférence sur la sécurité de Munich. Une occasion pour l’Otan de préciser l’évolution de sa stratégie en Ukraine.

La conférence aurait ainsi rien de moins qu’une mission de salut public mondial contre les autocrates de l’acabit de Vladimir Poutine, agresseur de l’Ukraine, et «leur révisionnisme qui menace les démocraties», a lancé le patron de ce forum, Christoph Heusgen, un ex-conseiller d’Angela Merkel. De quoi revoir, au sein de l’Otan, toutes les règles, dit-il, en brandissant le rapport 2023 de la réunion intitulé « Re : Vision ». Une façon d’indiquer l’ampleur des efforts à accomplir dans la recherche d’un alignement maximum du monde. Des pays dits du « Sud global», réticents à leur emboîter le pas, ont été très démonstrativement invités à participer à la conférence. Pas sûr qu’ils se laissent séduire, sachant les dangers induits et le poids des contentieux qui demeurent entre l’Occident et les principaux pays émergents.
Quoi qu’il en soit, les militants de la paix veulent aussi se faire entendre à Munich. Une grande manifestation est prévue, ce samedi, dans les rues de la ville. Pour dénoncer l’impérialisme russe mais aussi celui de l’Otan et les risques de déflagration irréparable que nourrissent le bellicisme de Poutine comme la montée en puissance guerrière de l’Alliance. Des militants de dizaines d’ONG, comme Attac Allemagne, ou du seul parti antiguerre outre-Rhin, Die Linke, s’y sont donné rendez-vous.

Le périmètre du Bayerischer Hof, l’hôtel de luxe qui accueille la conférence, a été placé sous haute surveillance policière. Très symboliquement, jamais n’y fut enregistrée la présence d’une délégation états-unienne aussi considérable : Kamala Harris, la vice-présidente, Antony Blinken, le secrétaire d’État, Lloyd Austin, le secrétaire à la Défense, sont venus, entourés de plus d’une trentaine de membres du Congrès.

L’Élysée discourt sur sa volonté d’éviter
un « risque escalatoire»

Les nouvelles armes que réclame Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, promettent de constituer un temps fort du débat. Heusgen, le patron du forum, a d’ores et déjà annoncé la couleur : « Il faut fournir des avions de combat à Kiev » ; en dépit de la position du chancelier Scholz, peu enclin à céder à la surenchère après avoir longtemps hésité à accepter l’envoi de chars Leopard 2 sur le champ de bataille. Le chef du gouvernement allemand veut préserver son pays d’une confrontation directe avec la Russie et maintenir « au moins un contact avec le Kremlin ». À l’Élysée, on fait valoir aussi, de façon plus discrète, une volonté d’éviter un « risque escalatoire », tout en ne cachant pas sa frustration de voir s’évanouir les ambitions d’une « Europe de la défense » plus autonome et carénée par les champions tricolores de l’armement. Quand Berlin consacre – en vertu du changement d’époque annoncé par le chancelier – 100 milliards d’euros supplémentaires à la Bundeswehr, l’armée allemande, qu’il veut propulser au troisième rang mondial. Tout en passant quasi exclusivement commandes aux géants états-uniens Lockheed Martin et Boeing, plutôt qu’à Dassault et Airbus.

Les partisans d’une implication toujours plus forte de l’Otan se promettent d’infléchir le reste de réserves franco-allemandes. L’attitude des plus ultras, comme les gouvernants polonais, dont le pays est présenté comme le meilleur élève du surarmement (4 % de son PIB), est traitée avec beaucoup de complaisance. Si ce n’est montrée en exemple. Oubliées les récriminations de tous ceux qui s’émouvaient, il y a peu de temps, jusqu’au sein de l’UE, du caractère « illibéral » de la droite polonaise au pouvoir.

La dangereuse émergence d’une logique d’affrontement interimpérialiste

Ces super-atlantistes peuvent compter sur l’appui de personnalités locales, comme l’organisateur allemand de la conférence. Mais aussi sur des figures de la coalition tripartite aux affaires à Berlin comme la ministre allemande verte des Affaires étrangères, Annalena Baerbock. En pleine polémique sur le bien-fondé de livrer des chars Leopard 2 à Kiev, ne s’est-elle pas exclamée, à l’occasion d’une rencontre au Conseil de l’Europe à Strasbourg : « Nous menons la guerre contre la Russie, pas entre nous. » Un abus de langage dans le feu de la conversation en anglais, a-t-elle plaidé, un peu plus tard. Sans vraiment convaincre tant elle appuie ouvertement, depuis des semaines, l’envoi d’armes lourdes supplémentaires à Kiev.

De quoi approfondir une ligne de fracture à Berlin entre ministère des Affaires étrangères et chancellerie, au point de renvoyer sine die la création d’une nouvelle instance allemande dévouée à la « stratégie de sécurité nationale », qui devait être présentée à Munich, à la veille de la conférence. Les querelles au sein du gouvernement allemand, si elles alimentent toutes les spéculations sur la survie de la coalition au pouvoir, épousent aussi des dissensions stratégiques plus larges au sein de l’Otan.

Présent à Munich, le géant allemand de l’armement Rheinmetall, fabricant des chars Leopard 2, n’est pas franchement du côté des « tièdes ». Son PDG, Armin Papperger, se dit favorable à la livraison à Kiev, non plus seulement de Leopard 2 mais de ses blindés dernier cri, Lynx et Panther. Et envisage même la création, dans le journal économique Handelsblatt, d’une usine en Ukraine pour les fabriquer. Pas sûr qu’une telle sortie contribue à détendre le climat avec Moscou, tant elle illustre la dangereuse émergence d’une logique d’affrontement interimpérialiste, relevé par l’historien communiste français Jean-Paul Scot, dans la revue Commune.

Il est temps d’arrêter la course à l’abîme d’une troisième guerre mondiale qui fait planer une «menace existentielle sur l’humanité», dénoncent les organisateurs de la manifestation anti-guerre de ce samedi 18 février, à Munich. Ils réclament «un cessez-le-feu et des négociations immédiates ». La seule voix praticable, celle de la raison.

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Les fonctionnaires allemands ne lâchent rien sur les salaires

POUVOIR D’ACHAT Face au refus de négocier des représentants de l’État fédéral et des collectivités, le conflit se durcit outre-Rhin dans toute la fonction publique. Une inhabituelle grève reconductible est en préparation à la Poste.

Le mécontentement s’amplifie en Allemagne contre les fortes pertes de pouvoir d’achat, su-bies, de longue date, par le monde du travail, et gravement accentuées par une inflation qui frise les 10 %. Les grèves dites d’avertissement déjà lancées dans la fonction publique (lire notre édition du 26 janvier) s’intensifient ces derniers jours à la suite de l’échec persistant des négociations tarifaires. De nouveaux mouvements d’avertissement ont été enclenchés dans tous les secteurs, et en particulier dans le transport aérien. De grands aéroports comme ceux de Munich, Francfort ou Hambourg ont dû annuler presque tous leurs vols. Dans la capitale bavaroise tandis que le trafic « ordinaire » était quasiment paralysé le 18 février; cela a conduit au déclenchement de mesures d’exceptions pour que soient accueillis, au même moment, envers et contre tout, les participants internationaux au grand happening, organisé sur place, de la montée en puissance de l’Otan dans la guerre en Ukraine. 

Les salariés de la fonction publique revendiquent 10,5 % d’augmentation. Une hausse des rémunérations considérée comme « irrecevable » par les pouvoirs publics (communes, Länder et État fédéral ), qui invoquent des rentrées insuffisantes en raison du ralentissement économique ou prétextent les seuils légaux dits du frein à la dette par lesquels l’austérité la plus stricte est inscrite dans le marbre de la Constitution.

« LE MANQUE DE PERSONNEL EST DEVENU CRIANT »

Les salariés des services publics, soit plus de 2,5 millions de personnes, n’entendent pas s’en laisser conter. Avant même la récente explosion des hausses de prix et des coûts de l’énergie en lien avec la guerre en Ukraine, ils déploraient déjà une constante érosion de leur pouvoir d’achat. « Les loyers ont plus que doublé en dix ans dans les grandes métro- poles, comme ici à Berlin », relève ainsi Hannelore Steiner, éducatrice dans la capitale allemande.

La coupe est d’autant plus pleine que la charge de travail, elle, ne cesse de croître. Pour une raison simple, pointe un dirigeant national du syndicat VerDi des services : « Le manque de personnel est devenu criant, en particulier dans les jardins d’enfants, les hôpitaux et les centres de santé, mais aussi chez les pompiers professionnels. » Toutes catégories confondues ce sont, selon VerDi, 300 000 em- plois qui manquent à l’appel au niveau national. Il s’agit d’un « véritable enjeu de société, il faut davantage de personnels, mieux payés pour l’affronter », lance Christine Behle, vice- présidente de VerDi.

À la Poste où les négociations tarifaires sont bloquées depuis plus longtemps encore, le syndicat a lancé une consultation de ses adhérents pour le démarrage d’une grève reconductible, une forme d’action très rare, quasi taboue dans la vie sociale d’un pays où la sacro-sainte recherche d’un compromis est censée constituer une règle indépassable. Mal payés et souvent soumis à du temps partiel non désiré, les salariés du service postal national contrôlé par le géant privé Deutsche Post DHL sont à bout. Ils revendiquent 15 % d’augmentation et ont déjà multiplié des mouvements de grève dits d’avertissement, à l’origine de très importants retards dans la distribution du courrier et des colis.

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1993: l’ouverture du marché unique, étape clé de la course à l’euro

Pour lancer le marché unique, préalable à la monnaie unique, le pouvoir mitterrandien qui cultive une pensée unique libérale sous couvert d’intégrer l’Allemagne, va mettre en fait l’Europe et la France dans la tenaille du monétarisme et de l’ordo-libéralisme allemand (in l’humanité du 6.01.2022).

L’année 1993 marque un moment crucial pour l’architecture de l’Union Européenne (UE), telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le 1 er janvier de cette année-là, il y a exactement 30 ans, est lancé le marché unique européen. Aux manettes politiques le couple franco-allemand, Mitterrand-Kohl et à Bruxelles, Jacques Delors, président de la commission européenne. 

En vertu de l’aboutissement d’un acte unique, adopté dès 1986,  les capitaux, les marchandises, les services et les travailleurs peuvent désormais « circuler librement » sur tout l’espace géographique de l’UE. Un préalable indispensable au lancement, à la fin de la décennie, de l’euro, dont le principe et le calendrier viennent d’ailleurs d’être adoptés quelques mois plus tôt à Maastricht. 

Pour mettre chacun des états-membres au diapason tout un arsenal de mesures contraignantes, inspirées essentiellement par le patronat et le monde de la finance, a été déployé. En France la soumission à cette logique d’inspiration libérale garantie par un implacable corset monétaire, a déjà 10 ans. Son déploiement a commencé dès 1983 avec le tournant dit de la rigueur de François Mitterrand. Depuis lors Paris a l’œil rivé sur une politique dite de désinflation compétitive.   «En écrasant encore plus la demande sociale et les salaires chez soi, Il s’agit, explique dans l’humanité le journaliste , Okba Lamrani, de gagner des parts de marché chez le voisin.»L’austérité est considérée comme la seule voie possible pour raccrocher la France aux wagons du deutsche Mark et de la performante industrie exportatrice ouest-allemande. 

La nécessité d’ordonner une potion aussi amère au peuple français est alors partagée et théorisée par la « miterrandie », ce vaste aéropage de dirigeants socialistes allant de l’aile droite à l’aile gauche du parti au pouvoir,  de Michel Rocard à Jean Luc Mélenchon. 

Cette machine à laminer salaires et services publics va s’emballer au tournant des années 1990. A l’origine, une priorité géostratégique à laquelle va se cramponner l’Élysée: François Mitterrand a échangé Maastricht contre la réunification, le ralliement de Paris à l’unité allemande, telle que décidée par Bonn, contre l’intégration de l’Allemagne dans le marché et la monnaie unique européenne à la fin de la décennie. 

Même pas peur, avait répond Kohl qui aura d’autant moins de mal à accepter ce marchandage qu’il saisira très vite comment il pouvait le retourner. Jusqu’à en faire un moyen de chantage pour signifier en permanence: ou bien Paris accepte de se soumettre toujours plus à la logique monétariste et ordo-libérale de Bonn, ou bien l’Allemagne joue sa propre partition. 

Résultat : les autorités françaises s’enfoncent dans des politiques toujours plus restrictives alors même que le pays entre fin 1992 dans l’une des plus sévères récessions de l’après-guerre (- 1,7% de croissance en 1993 et près de 11% de chômeurs). 

Au sein du Système Monétaire Européen (SME) et au cabinet de Pierre Bérégovoy, le Premier ministre français, c’est la panique. Les taux de changes sont malmenés. La lire italienne et la livre britannique sont expulsées du SME. Pesetas espagnole et escudo portugais sont dévalués. Le franc décroche très fort du deutsche Mark. 

La banque de France qui aurait du, en toute logique, réduire ses taux pour soulager l’économie française, maintient le cap du « franc fort » contre vents et marées. 

Loin de se montrer accommodante la Bundesbank en rajoute. Elle  augmente ses taux – ils sont passés de 4,3% en 1988 à 9,5% en 1992 – considérant que l’économie allemande est en surchauffe (plus de 5% de croissance en 1990 et en 1991) et qu’elle doit combattre une inflation mesurée alors outre Rhin à 5,6% . La priorité d’Helmut Kohl, est de financer une réunification, ou plus exactement une annexion de l’ex RDA qui a permis aux grands groupes ouest-allemand d’élargir leur « marché intérieur» à près de 20 millions d’habitants et de mettre la main sur quasiment toute l’économie de l’Allemagne orientale. 

Une telle logique monétariste sera payée au prix forts par les salariés allemands des deux côtés de l’ex rideau de fer. Mais de ce côté-ci du Rhin les travailleurs ne sont pas logés à bien meilleure enseigne. Compte tenu de l’inflexible arrimage du franc au Deutsche Mark, ils paieront une partie de l’addition géante de l’engloutissement de la RDA. Le seul solde des pertes subies alors par l’économie française à l’export compte tenu de la flambée des coûts du capital – ils vont grimper au rythme des taux d’intérêts français qui ont culminé à près de 12% en 1992 –  est chiffré à 50 milliards de francs par une étude de la caisse des dépôts et consignation (1). 

Les redoutables errements stratégiques de la France mitterrandienne visant à tout subordonner à la mise en place d’un marché unique, si inspirée en fait par Kohl et les marchés financiers, se sont ainsi payés au prix fort. Ils font de 1993, année zéro de l’euro, un moment très noir pour la solidarité et la coopération dans l’UE. Pourtant toujours si nécessaire à l’avenir de l’Europe jusqu’à aujourd’hui…

Bruno Odent

  •  Étude de la caisse des dépôts et consignation, citée in Allemagne état d’alerte, Laurent Carroué, Bruno Odent, L’Harmattan 1994 
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Le football dans les filets de la finance débridée  

Le sport le plus populaire de la planète est devenu l’aire de jeu du capitalisme mondialisé en crise, générateur de monstrueuses boursouflures financières comme d’inégalités record. Certains montants de transferts de joueurs sont convertis en titres de Bourse et font l’objet de toutes les spéculations. 

Rien n’est resté à l’écart de la monstrueuse tumeur financière de la mondialisation capitaliste. Surtout pas le football. Le scan- dale de la Coupe du monde au Qatar est le symptôme d’une terrible affection qui mine la santé de la planète comme de ce sport le plus populaire, livré à la financia- risation. Il en résulte, comme dans la gazo- monarchie, les pires crimes sociaux et environnementaux contre l’humanité. 

Le phénomène de la financiarisation du foot a démarré doucement « il y a quarante ans », expliquent deux éminents spécialistes du sujet, les économistes Jérémie Bastien (Reims) et Pau Lopez Gaitan (Barcelone). Puis s’est accéléré, « jusqu’à devenir aujourd’hui une des marques es- sentielles du foot professionnel ». Le poids du Qatar sur le foot et l’industrie du spectacle qui lui est associée sont propor- tionnels à la suraccumulation financière réalisée par l’émi- rat grâce aux gains tirés des hydrocarbures. Obéissant aux mêmes réflexes que leurs collègues de la petite confrérie mondiale des gros détenteurs de capitaux, champions de Wall Street ou du CAC 40, les féodaux du petit pays du golfe ont placé leurs mégaprofits pour servir le court terme, la spé- culation, le retour rapide sur investissement. 

Comment en est-il arrivé là ? En Europe, berceau de ce sport, l’engrenage est enclenché par la libéralisation des transferts de joueurs au milieu des années 1990. Un arrêt de la Cour européenne de justice en faveur du joueur belge Jean-Marc Bosman, au nom de la liberté de circulation des travailleurs dans l’UE, va permettre de lâcher la bride au foot business. Toute régulation est abandonnée, notam- ment celle limitant à 3 le nombre de joueurs étrangers évoluant dans une équipe de club d’un des États membres. 

Le « mercato » des transferts européen voit rapidement le montant de ses transactions évoluer selon une courbe exponentielle. Les clubs s’endettent lourdement pour attirer les meilleurs talents. Les marchés financiers entrent alors sur le terrain en leur offrant leurs services avec les moyens de conclure de somptueux recrutements. « Ils vont débloquer les fonds. Mais, bien entendu, ce n’est jamais sans contrepartie», relève le jeune économiste catalan Pau Lopez Gaitan. Des acteurs, jusqu’aux plus spéculatifs, vont accéder toujours davantage au poste de pilotage des clubs professionnels. « Avec un seul critère, celui de la rentabilité financière », précise Lopez Gaitan. 

Une faune d’agents et de juristes de haut vol

Tout un réseau de plus en plus dense d’agents, tout à la fois marchands de joueurs, de leur image, gestionnaires de leurs intérêts et souvent juristes de haut vol, s’est ainsi installé dans le monde du foot. Ils agissent individuellement ou, de plus en plus souvent sous forme de sociétés spécialisées, issues elles-mêmes directement du monde de la finance. 

En parallèle, surfant sur l’immense popularité de ce sport, toute une industrie du spectacle sportif investit les lieux. Les retransmissions sont partiellement privatisées. Les droits télé flambent. Principale source de revenus des clubs, ils deviennent la cible de toutes les convoitises et la clé de voûte d’un système. 

Les plus grands clubs européens se transforment en multinationales avec les logiques prédatrices afférentes. Manchester City, le géant britannique aujourd’hui détenu par les Émirats arabes unis via Abu Dhabi United Group, au top de cette banalisation actionnariale, possède ainsi au moins un club sur chaque continent (dont Troyes en France). Ce qui lui per- met de monopoliser les talents en devenir. La valeur des joueurs se mesure aussi selon les règles d’une Bourse des valeurs. Fondé en Allemagne, le site Transfermarkt (marché des transferts) est devenu une référence internationale incontournable pour mesurer l’évolution de la cote des footballeurs et des clubs. Les traders appelés à négocier la valeur des transactions sur le mercato européen ont l’œil fixé sur lui en permanence. 

Les gros emprunts portant sur l’acquisition d’un joueur sont titrisés. « C’est l’une des principales marques de la financiarisation du football », relève Pau Lopez Gaitan. Cette mécanique permet de partager le plus largement possible une levée de fonds qui peut être considérable quand elle vise des étoiles mondiales de la discipline. « Les joueurs deviennent des petites parts d’un gros gâteau boursier », précise l’universitaire catalan. La titrisation est créée pour répondre aux besoins d’une valorisation financière dont on attend qu’elle enfle considérablement et très vite. 

« La flambée des droits télé est une aubaine de ce point de vue. Car elle permet de satisfaire la promesse d’un marché en ascendance perpétuelle », explique Pau Lopez Gaitan. Mais cette belle mécanique possède déjà un terrible passif. Au tournant des années 2000, des prêts hypothécaires ont ainsi été titrisés aux États- Unis. Le marché de l’immobilier, promis à une hausse continue et substantielle, devait garantir l’équilibre de l’édifice. Jusqu’au jour où les ventes de logements se sont affaissées aux États-Unis. La brusque dévalorisation des titres provoqua un krach mondial en 2008. Terrible envers du décor : des millions d’accédants à la propriété aux revenus modestes ont été condamnés à la misère du jour au lendemain, jetés à la rue au sens propre du terme par les gros détenteurs de titres, généralement de grandes banques. 

L’enthousiasme des plus jeunes miné par une éthique corrompue


Pour se prémunir d’une nouvelle crise, on se jura, au tournant des années 2010, de s’interdire de toucher aux outils qui avaient conduit à l’exubérance, puis à la dégringolade financière. Rien n’y fit. Tout a continué comme avant. La preuve par… le football. 

La pandémie de Covid a réuni les conditions d’un écroulement de ce bel édifice spéculatif sur le monde du ballon rond. Avec les annulations de matchs pendant plusieurs mois, suivis de stricts huis clos, la cote des meilleurs joueurs comme celle des droits télé s’effondrent. 

Les banques centrales et les pouvoirs publics dans les capitales européennes vont réagir, mais pas pour se saisir de l’occasion d’assainir les mœurs du foot professionnel. À l’inverse, ils vont s’appliquer à renflouer les agioteurs du système et à leur donner les moyens de repartir de plus belle. Jérémie Bastien, spécialiste de l’économie du sport, démontre combien « la pandémie, loin d’avoir interrompu la financiarisation en cours, l’a au contraire accélérée » (1). Il s’appuie sur les évolutions très concrètes observées en Europe ces deux dernières années. Comme cette récente prise de contrôle partiel des ligues de foot française et espagnole par le fonds luxembourgeois CVC. 

La fuite en avant pratiquée pour le foot professionnel rejoint ce qui fut la règle à l’égard de l’économie réelle pour affronter la crise née du Covid. Les soutiens des États et le crédit gratuit déversé par les banques centrales sur les marchés financiers – sans aucune condition, sans sélectivité sur la qualité des investissements à mettre en œuvre – ont boosté encore davantage le court terme et les opérations les plus immédiatement rentables financièrement, les plus étroitement mercantiles pour le foot, les plus éloignées des besoins de l’humanité pour l’économie en général.
Ils ont porté à incandescence le foot business jusqu’à lui faire courir un risque d’embolie. Comme ils ont perfusé les milliardaires du Dow Jones ou du CAC 40, faisant émerger, en quelques mois, un monde où les oligarques du capital n’ont jamais été aussi riches et aussi nombreux, relève un rapport de l’ONG Oxfam (lire l’édition de l’humanité du 24 mai). En favorisant les placements les plus spéculatifs, ils ont miné l’éthique du sport et gravement entamé son meilleur atout, sa capacité à mobiliser l’enthousiasme et les rêves des plus jeunes. Ils ont aussi créé un terrible décalage entre les investissements utiles et ceux réservés à des opérations dévouées à shooter les performances de la finance. Résultat : il s’est creusé un déficit d’investissements abyssal dans ces biens communs en services publics et sportifs, en emplois, en formations et en grandes initiatives nationales et internationales pour le climat. 

La création monétaire et les flots de crédits gratuits déversés font pschitt aujourd’hui comme l’air des ballons de baudruche financiers surgonflés, qui se vident à grande vitesse les uns après les autres. Tel, par exemple, celui des cryptomonnaies qui éclate sous l’effet de la faillite de FTX, plateforme géante de monnaie virtuelle, paradis des faussaires du Web et des virtuoses du blanchiment d’argent. Cette spectaculaire contraction de l’enflure spéculative est l’une des principales causes de l’inflation. Elle nourrit le ralentissement général de l’activité bien davantage encore que la guerre en Ukraine et menace très sérieusement de se traduire dans les mois qui viennent par une récession planétaire. Les millions de pratiquants du foot et de passionnés du spectacle sportif ont besoin de reprendre les rênes de leur discipline à la dérive. Comme les salariés de conquérir des pouvoirs sur les féodalités du capital. Le ballon rond comme l’humanité méritent un autre Mondial et un autre monde. 

(1) Jérémie Bastien : « Effets mésoéconomiques de la crise de la Covid-19 » (In Revue de la régulation – Capitalisme, institutions, pouvoirs). 

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