La sortie du nucléaire et un réseau électrique soumis aux logiques du privé ont maintenu outre Rhin à un haut niveau l’exploitation du lignite. Moins polluant, le gaz naturel russe doit éviter à l’Allemagne de rester la pire soufflerie de CO2 du continent.
L’Allemagne tient au gazoduc Nord Stream 2. Elle est l’objet de toutes les pressions pour abandonner le pipeline, achevé à 95 %, qui ouvrirait une voie de passage sous la mer Baltique et autoriserait un doublement des livraisons de gaz naturel russe. Les États-Unis de Donald Trump avaient lancé les hostilités,
accusant Berlin de collusion avec l’ennemi russe et sanc- tionnant les sociétés européennes impliquées dans la pose des canalisations géantes. L’affaire Navalny est l’occasion, pour l’administration Biden, de hausser encore le ton pour exiger l’arrêt des travaux. Plusieurs pays européens comme la Pologne, vent debout de longue date contre ce projet qui contourne son territoire, enjoignent les autorités allemandes à couper les ponts avec Moscou. Même Paris, initialement favorable au gazoduc, dont le groupe Engie est l’un des financiers, a tourné casaque, se ralliant à Washington. Des pétitions antigazoduc circulent outre-Rhin.
Et pourtant, Berlin s’accroche. Angela Merkel s’emploie à séparer le dossier « du
renforcement des sanctions » contre le régime de Vladimir Poutine de celui de Nord
Stream 2. « En dépit de toutes les différences, il demeure stratégique de rester en discussion avec la Russie sur beaucoup de questions », justifie la chancelière. Le mot est lâché, le gazoduc n’est pas seulement une bonne affaire pour les exportations russes, il revêt une importance géostratégique majeure pour l’Allemagne.
Sortie progressive du charbon
L’accès au gaz naturel russe est devenu une pièce cruciale de la politique énergétique allemande. Le pays est le plus gros pollueur européen en matière de production d’électricité. Il dépend de centrales au charbon et au lignite, véritables souffleries de CO2. Et l’arrêt définitif de l’exploitation du nucléaire, programmé d’ici à la fin de l’année 2022, menace d’envenimer la situation. Il représente en effet encore 10 % de la production électrique, début 2021. Son retrait promet donc de renforcer le poids des combustibles hautement carbonés. Or, le gaz naturel présente l’avantage d’émettre jusqu’à 40 % de moins de gaz à effet de serre que le lignite, qui reste la principale source d’énergie du pays.
Confronté à une opinion publique de plus en plus sensible à la question climatique, aux mobilisations contre l’exten- sion des grandes mines à ciel ouvert de « houille brune » près de Cologne ou à l’est du pays, Berlin s’est engagé sur un programme de « sortie progressive du charbon d’ici à 2038 » et une réduction de 60 % de ses émissions de CO2 d’ici à 2030. Intenable, sans un recours massif au gaz naturel russe.
Pour bien comprendre le dilemme, un simple coup d’œil sur les conséquences d’une actualité météorologique récente s’impose. La vague de froid qui a fait irruption dans la seconde semaine de février sur l’Allemagne (jusqu’à – 25 degrés Celsius en Thuringe) a provoqué une hausse importante de la demande d’électricité. Les centrales thermiques classiques au lignite et au charbon ont été sollicitées au maximum. Helida, la zone de haute pression, centrée alors sur la Scandinavie, à l’origine de ces conditions hivernales, somme toute assez classiques en cette pé- riode outre-Rhin, avait ligoté Eole, le dieu du Vent, et n’autorisait l’apparition que d’un très mièvre soleil. Les installations d’énergie renouvelable furent quasiment toutes placées en chômage technique.
Peur du black-out
Le maintien du réseau sous tension est de- venu, en l’espace de quelques heures, tota- lement tributaire des sources d’énergie les plus polluantes. Car, un équilibre doit être assuré en permanence entre l’offre et la demande de courant électrique. C’est une condition sans appel de la fourniture de courant. Sinon, se profilent des délestages massifs, des coupures importantes, voire un black-out. Un organisme berlinois, baptisé Agora Energiewende (Agora transition énergétique), ONG qui s’est spécialisée dans l’observation de l’évolution de la production d’électricité, a mis au point un relevé quotidien de l’utilisation des diffé- rentes sources d’énergie. Le 11 février, quelque 49,12 gigawatts, soit plus de 83 % du total de la production, sont fournis par des moyens « conventionnels » (nucléaire, lignite, charbon, gaz naturel), seul un peu moins de 9 % sont le fait d’éoliennes ou de barrages. Le solde est généré par le méthane de la biomasse, lui aussi très gros émetteur de CO2.
En conséquence, relève Agora Energiewende, les émis- sions de gaz à effet de serre du réseau électrique ont frôlé alors l’un de leurs plus hauts, à 548 grammes par kilowatt/ heure. L’Allemagne, qui possède l’une des densités d’ins- tallation d’énergies renouvelables les plus fortes du Vieux Continent, affichait ce jour-là, terrible contradiction, l’une des pires performances européennes pour la pré- servation du climat. En moyenne annuelle, ce bilan carbone est, bien entendu, un peu moins calamiteux. Il dépasse cependant le seuil des 400 grammes de CO2 quotidien- nement rejetés dans l’atmosphère – contre 70 à 80 pour le réseau électrique français, qui bénéficie, il est vrai, d’un formidable atout pour le climat : une production nucléaire décarbonée à grande échelle.
Forcing de Washington
Avec la fin du recours à l’atome, décrétée il y a dix ans, par la chancelière allemande sous pression des Verts au lendemain de la catastrophe de Fukushima au Japon, un tiers de la production nationale d’électricité allait devoir être transférée progressivement vers d’autres sources. En vertu de la doxa ordolibérale, elle fut méthodiquement basculée vers les opérateurs les plus compétitifs. Les groupes privés qui ex- ploitent outre-Rhin toute la production d’électricité se sont rabattus sur les combustibles les moins coûteux : le charbon et le lignite. Une calamité pour l’environnement.
Sous le feu des critiques, Berlin s’efforce de résoudre l’équa- tion en stimulant depuis quelque temps l’entrée en scène d’opérateurs du gaz naturel, cet hydrocarbure plus sobre en émissions de CO2. Seulement, pour sauver la face, climatique, le gouvernement doit accélérer le mouvement au moment où il s’apprête à tourner l’interrupteur de ses dernières centrales atomiques. D’où le besoin de gaz russe, en grande quantité et bon marché. D’où l’importance « stratégique », selon la chancelière, de Nord Stream 2.
Le forcing de Washington contre le gazoduc n’obéit pas seulement à une offensive géopolitique visant à diaboliser Moscou pour restaurer l’hégémonie des États-Unis, en mobilisant l’Occident et « les démocraties » derrière eux. Quitte à réhabiliter la guerre froide. Il revêt indissocia- blement une dimension commerciale : il s’agit de vendre à l’Allemagne les surplus de gaz naturel obtenus par fracturation hydraulique en Amérique du Nord. Via une intensification des livraisons de méthaniers transatlan- tiques dans les grands ports allemands. Nettement plus cher, ce gaz états-unien n’apparaît pas franchement compatible avec les règles du marché allemand, libéralisé, de production d’électricité. Moins compétitif, il devrait s’effacer face à des opérateurs moins chers. Autrement dit : devant la poursuite de l’exploitation du charbon, du lignite ou (et) du méthane.
Diffusion du modèle libéral
À Garzweiler et Hambach, non loin de Cologne, autour des gigantesques périmètres d’exploitation de mines à ciel ouvert de houille brune, les expulsions de paysans et de villageois nécessaires à l’agrandissement des sites restent à l’ordre du jour. En dépit des manifestations. Et au grand dam d’ONG pro-climat, qui s’interrogent sur les véritables intentions des autorités.
Le marché allemand de l’énergie, totalement tributaire de l’initiative privée, constitue en fait le plus redoutable piège pour l’environnement. Y compris en cas d’évolution favorable du bras de fer autour de Nord Stream 2 et d’arrivée sans trop d’entraves de flots de gaz russe bon marché. Car le gaz naturel à haute dose est, par définition, émetteur de CO2 à haute dose.
Les effets secondaires de ce « modèle allemand » diffusent déjà dans toute l’Europe. Ses principes ordolibéraux ins- pirent largement le paquet dit énergie-climat de la Com- mission européenne qui vise en particulier à l’établissement d’un marché intérieur de l’énergie « décentralisé et intégré », qui permettrait « la libre circulation de l’énergie, sans barrière technique, ni réglementaire ». Une Bourse euro- péenne de l’électricité, installée à Leipzig, permet déjà à l’Allemagne d’inonder les réseaux de ses voisins de ses surplus de courant très carboné à des « prix de marché », pouvant donc s’écrouler jusqu’en zone négative – quand les éoliennes tournent et que les centrales thermiques restent en stand-by à haut niveau. Mais au seul profit des gros clients industriels qui auront dépêché des traders à Leipzig. Pour les particuliers, le prix explose, outre-Rhin, à plus de 30 centimes du kilowatt/heure, soit près du double du tarif réglementé d’EDF. Le projet Hercule de démantèlement de l’électricien public français s’inscrit dans cette libéralisation.
L’Europe est le lieu de réplique pertinent pour refuser de céder aux pressions impérialistes contre Nord Stream 2. À condition de prendre le contre-pied de son logiciel libéral, en misant sur la coopération et les services publics. Il y va, de façon indissociable, du climat et du droit à l’énergie.