Roulements de tambours contre détente

Dans la presse française et européenne les membres du club très fréquenté des supporters de la surenchère atlantiste ne trouvent pas de mots assez durs pour qualifier l’attitude du chancelier, Olaf Scholz, quand il refuse de vendre des armes à Kiev. « Membre clé de l’Otan et de l’UE » l’Allemagne, martèlent-ils, trahirait « une responsabilité particulière.» Scholz se réclame d’une tradition diplomatique allemande qui mise depuis des décennies sur la détente et le dialogue avec la Russie plutôt que sur la confrontation. L’ex chancelière Angela Merkel fut déjà la cheville ouvrière des accords de Minsk en 2014, réussissant à convaincre Paris et l’ex président Hollande de se joindre à ses efforts pour trouver une issue non belliqueuse au conflit du Donbass dans l’Est de l’Ukraine. 

Willy Brandt, membre comme le chancelier actuel, d’un SPD imprégné d’une forte mouvance pacifiste, a porté très haut ce concept de détente à la fin des années 1970. Un fâcheux atavisme aujourd’hui, aux yeux des porte-sabres de l‘Otan. C’est pourtant lui qui permit à toute l’Europe de décrocher peu à peu l’épée de Damoclés du cataclysme nucléaire suspendu sur sa tête par la guerre froide.    

Il faut souhaiter que Scholz ne lâche rien en dépit de ses alliés au gouvernement, libéraux et surtout Verts , si curieusement prêts à se joindre à toutes les gesticulations martiales de Washington et de l’Otan. L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), l’un des plus beaux héritages de l’Ost Politik de Brandt, reste jusqu’à aujourd’hui dans la crise, un vecteur de dialogue et de paix. L’OSCE n’est-elle pas restée  un ultime lieu de rencontre dans la partie de poker à hauts risques que se livrent les protagonistes russe et occidentaux. Pour faire face à l’avenir une Europe apaisée en a bien plus besoin, que des roulements de tambours d’une Alliance atlantique obsolète et dangereuse   

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Olaf Scholz : une drôle de continuité avec plus d’austérité et d’atlantisme


Le chancelier Olaf Scholz et son gouvernement tripartite entre sociaux-démocrates (SPD), Verts et libéraux (FDP) ont été intronisés le 8 décembre 2021 par le Bundestag. Ainsi émerge une configuration inédite à la tête de la République fédérale. Jamais jusqu’alors une coalition de plus de deux partis n’avait formé l’exécutif de la puissance économique phare de l’Europe. Cela renvoie à l’affaiblissement historique des deux partis, le SPD et la CDU/CSU, autrefois archi-dominants sur l’échiquier politique. Le SPD est arrivé en tête, mais avec seulement 25,7 % des suffrages lors du scrutin de l’élection action du Bundestag du 26 septembre. Les chrétiens-démocrates de la chancelière partante, Angela Merkel (CDU/CSU), sont relégués dans l’opposition après avoir dirigé le pays pendant seize ans, à la tête, les trois quarts du temps, d’une grande coalition avec le SPD.

Qu’elles sont, pour l’Europe et la France, les conséquences annoncées de l’émergence d’un tel attelage allemand ? Dans quel sens cette nouvelle donne avec le retour des Verts, déjà associés au pouvoir entre 1998 et 2005, va-t-elle influer sur l’engagement de l’Allemagne et de l’Europe dans la lutte pour préserver la paix et contre la menace climatique ?

Si l’on garde les yeux rivés sur la campagne d’Olaf Scholz, c’est plutôt « un changement dans la continuité », selon une classification politique bien franco-française, qui se profilerait. Le nouveau chancelier n’a eu de cesse de se présenter lui-même (voir son portrait ci-contre) comme le seul homme d’État capable de se glisser dans les traces de l’inamovible Angela Merkel.

Il ne faut toutefois pas s’y tromper : la politique du nouveau pouvoir ne sera pas une simple prolongation de l’orientation antérieure. Une Allemagne sous Scholz s’annonce plus compliquée, plus dérangeante – pas forcément dans le bon sens, celui proclamé par les trois partis en faveur de plus d’écologie et de progrès.

Un retour à l’orthodoxie budgétaire la plus stricte est annoncé pour 2023

Sur le plan social, une certaine frustration est déjà perceptible au sein du SPD, même si les délégués du parti ont ratifié sans surprise, samedi 4 décembre, le contrat de gouvernement. À l’exception de l’augmentation du salaire minimum à 12 euros brut de l’heure à partir de l’an prochain (contre 9,82 euros aujourd’hui), les mesures de gauche incluses dans le programme du SPD ont été évacuées : exit le rétablissement de l’impôt sur la fortune, exit les mesures destinées à « corriger » les lois Hartz et leur arsenal de précarisation des salariés.

Le système de retraite par répartition, déjà mis à mal par les réformes Schröder du début du siècle, est encore plus menacé. Dix milliards d’euros de soutien de l’État fédéral vont être versés aux caisses de retraite publiques. Mais il faudra que cet argent soit placé sur les marchés financiers dans l’espoir de bricoler un maintien du taux actuel de remplacement, qui a déjà sombré outre-Rhin à 48 % du salaire net de référence.

Sous l’influence des libéraux, qui ont imprimé leur marque sur quasiment tous les chapitres du contrat de gouvernement, un retour à l’orthodoxie budgétaire la plus stricte est annoncé pour 2023. Le « frein à la dette » (Schuldenbremse), inscrit dans la Constitution mais suspendu pour cause de pandémie, s’appliquera à nouveau pleinement. Il interdit tout déficit aux Länder et réduit l’autorisation d’excès d’endettement à un maximum à 0,5 % pour la fédération. Le patron du FDP, Christian Lindner, qui prend les rênes du ministère des Finances, veillera directement au respect de ces règles de fer. Ce qui, au passage, augure bien mal du succès de la démarche des Français Emmanuel Macron et Bruno Le Maire pour obtenir le moindre assouplissement des règles du Pacte de stabilité européen, lui-même très inspiré du frein à la dette allemand.

Berlin désormais pour une Europe fédérale intégrée

Il n’est pas sûr que l’Élysée, qui va prendre au début de l’année 2022 la présidence de l’Union européenne, bénéficie d’un meilleur accueil à Berlin pour son projet dit de souveraineté européenne. « L’autonomie de l’Europe » est soupçonnée d’échafauder quelques velléités de prendre des distances avec Washington. La ministre des Affaires étrangères et ancienne candidate des Verts à la chancellerie, Annalena Baerbock, insiste sur l’appartenance à l’Otan et la force du lien avec Washington. Un compromis paraît néanmoins accessible sur le sujet. Paris et Berlin pourraient se retrouver sur la volonté affichée par le gouvernement Scholz d’établir une Europe fédérale intégrée, dans laquelle le projet macronien d’« Europe de la défense » pourrait trouver sa place. Le président français ne s’applique-t-il pas à toujours le présenter comme « complémentaire de l’Alliance atlantique » ? À charge pour Berlin de rejoindre Paris, qui veut monter ses dépenses militaires à 2 % de son PIB, comme recommandé par l’Otan. Ce qui aurait pour corollaire de nourrir une périlleuse course aux armements, que Joe Biden a encore amplifiée depuis son arrivée à la Maison-Blanche.

Sur le dossier de la prévention de la guerre, on retrouve cependant trace dans le contrat de gouvernement de l’important mouvement pacifiste allemand qui ne dispose pas seulement de relais au sein du parti Die Linke mais aussi jusqu’au plus haut niveau dans le SPD. Le nouveau gouvernement allemand prévoit ainsi de ratifier l’accord sur l’interdiction des armes nucléaires (Tian) adopté par l’ONU. Malheureusement, cet engagement est contredit en maints endroits. Le soutien accordé au principe de « la participation nucléaire » (nukleare Teilhabe) en est l’exemple le plus flagrant. Il consiste à accepter de stocker les bombes atomiques états-uniennes sur le territoire allemand. Et même de les transporter avec des avions de la Bundeswehr pour les larguer sur une éventuelle cible, en cas de… nécessité.

La Chine, principal débouché des groupes exportateurs germaniques

Une mise à niveau opérationnelle de la Bundeswehr est également programmée. Au grand dam des militants du mouvement pacifiste, l’armée allemande doit être équipée de drones de combat. Il s’agit de mettre en cohérence la géostratégie beaucoup plus agressive qu’entend développer Annalena Baerbock. La jeune femme qui prétend, en même temps, sans rire, vouloir donner « un souffle féministe » à la diplomatie de son pays, plaide pour que Berlin tape plus fortement du poing sur la table dans ses relations avec la Chine ou la Russie. Elle appelle à en finir avec « les silences lourds de sens » dont le gouvernement Merkel aurait fait uniquement usage dans ses rapports trop complaisants à l’égard de Moscou ou de Pékin. Elle multiplie les messages de soutien à Taïwan ou à Hong Kong. Elle se répand en brandissant le maniement d’éventuelles sanctions interdisant les importations venues de régions chinoises où des atteintes aux droits de l’homme seraient manifestes. Et elle en vient même à déclarer que le boycott des prochains jeux Olympiques d’hiver organisés en Chine serait « parfaitement envisageable ». Et elle justifie son offensive au nom de la « défense des valeurs », à l’unisson de la rhétorique de guerre froide cultivée par Washington.

Cette offensive est regardée avec une certaine circonspection du côté de la chambre de commerce et d’industrie allemande. La Chine en pleine croissance est en effet devenue depuis plusieurs années le principal débouché des groupes exportateurs germaniques, loin devant les Pays-Bas et les États-Unis. Olaf Scholz se laissera-t-il entraîner sur ce terrain miné ou tiendra-t-il à tempérer ces ardeurs, à l’instar d’une Angela Merkel soucieuse que la chancellerie conserve, en grande partie, la main sur la politique extérieure ? Rien n’est moins sûr.

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Allemagne: « Tournant énergétique », cruelle imposture

Des centaines de milliers de citoyens allemands sont menacés de se faire couper le courant. Le modèle de production électrique aiguise les injustices sociales pour un bilan carbone exécrable. In l’humanité du 4 novembre 2021

«L’an dernier, on nous a coupé le courant en février. Cette année, nous ne passerons peut-être pas Noël. » Hans Kugel est très amer. Déjà étranglé par la forte hausse des loyers, lui qui habite avec sa femme et ses deux enfants un petit trois-pièces dans l’arrondissement de Marzahn, à Berlin, angoisse de devoir endurer un nouvel épisode de « cette sale vie sans lumière, sans chauffage, sans frigo… », compte tenu de l’actuelle explosion des prix de l’énergie. Le terme « Stromarmut », l’indigence en courant électrique, a fait irruption depuis quelques jours dans le débat public outre-Rhin. Comme la famille Kugel, quelque 600 000 foyers s’étaient fait couper le jus l’an dernier. « Nous craignons que ce chiffre, déjà énorme, ne soit largement dépassé cette année », estime Ulrich Schneider, secrétaire général de l’organisme qui chapeaute plus d’une centaine d’associations caritatives et humanitaires du pays, le Deutscher Paritätische Gesamtverband.

Un kilowatt/heure hors de prix

L’organisation des consommateurs VZBV et la fédération des locataires DMB ont décidé d’alerter publiquement SPD, Verts et libéraux (FDP), réunis pour négocier la formation d’un futur gouvernement de coalition. Ils en appellent à des mesures d’urgence pour « l’interdiction des coupures de courant ou de gaz aux plus démunis et un gel des charges locatives ». Le désastre de l’indigence électrique au sein de la première économie de la zone euro possède une dimension systémique. Les citoyens allemands paient l’électricité la plus chère d’Europe, à plus de 31 centimes d’euro en moyenne du kilowatt/heure – soit près du double du tarif réglementé d’EDF.

Le « tournant énergétique » (Energie Wende) a visé, à l’origine, bien davantage à accompagner la sortie du nucléaire décidée en 2011, à la suite de la catastrophe de Fukushima, qu’à diminuer les émissions de CO2. Les exploitants privés du nucléaire, qui représentait environ 25 % du mix électrique au début des années 2010, devront avoir débranché leurs derniers réacteurs d’ici à la fin de l’an prochain. 

Ce « tournant » repose exclusivement sur les épaules des particuliers. Les énergies renouvelables sont fortement subventionnées par le biais d’une écotaxe prélevée sur leur facture d’électricité. Les champions du DAX 40 à la Bourse de Francfort et les gros clients industriels y échappent, eux, sous couvert qu’ils y perdraient beaucoup trop en compétitivité. « Ce n’est pas seulement injuste. Cela devient intenable », s’indigne Ulrich Schneider. Il relève devant les caméras de la chaîne publique de télévision ARD que de nouvelles hausses de la taxe dite verte vont renchérir de 7 % le prix de l’électricité au 1er janvier et plaide pour que les gros consommateurs d’électricité exonérés soient « enfin mis à contribution ».

Ce modèle devient d’autant plus insupportable socialement que son bénéfice écologique n’est pas au rendez-vous. Au contraire. L’Allemagne demeure une puissante soufflerie de gaz à effet de serre. Selon le bilan quotidien établi par l’ONG danoise Tomorrow, elle émettait ce 3 novembre quelque 440 grammes de CO2 par kilowatt/heure. Seule la Pologne, dont le mix électrique est très accro au charbon, fait pire en Europe (710 g). La France, avec seulement 101 grammes, dispose d’un atout redoutable avec son réseau public de centrales atomiques qui produisent une énergie très décarbonée.

Une aubaine pour les traders

La raison de cette contre-performance allemande est simple : les éoliennes, le solaire sont par définition intermittents. Quand le vent tombe ou le soleil se cache, il n’y a plus de jus. Il faut donc leur adjoindre en permanence des sources d’énergie pilotable pour maintenir l’indispensable équilibre entre offre et demande de courant et éviter d’intempestives coupures. Seulement, sur le marché allemand de l’électricité pilotable, les opérateurs les plus compétitifs fonctionnent aujourd’hui avec du lignite (recordman du monde des émissions de CO2), de la houille, du diesel et du gaz naturel. Ainsi cet apparent paradoxe : l’Allemagne, qui possède l’une des plus grandes densités de renouvelables en Europe, est en même temps l’un des plus gros émetteurs de CO2.

Marché et dogme antinucléaire conjuguent leurs effets dans l’émergence de cette imposture écologique. Le recours massif à la biomasse, le troisième gros fournisseur d’énergie renouvelable, l’illustre de façon saisissante. De gigantesques domaines agro-industriels fonctionnent comme de véritables « électriciens ». Ils alimentent des centaines de méthaniseurs qui produisent du gaz à partir de déchets de plantes ou de déjections animales. Aux bouses issues des usines à lait (jusqu’à plus de 3 000 vaches par unité) est mélangé un Energiemais (maïs énergie). Lequel est intensivement cultivé car il constitue l’idéale matière première du compost requis pour émettre le plus possible de méthane.

Pour les traders de la finance, le label « renouvelable » de cette biomasse est une aubaine. Ils ont mis la main sur d’immenses terres dont ils tirent une somptueuse rente grâce aux prix garantis par l’écotaxe. Près d’un million d’hectares de « maïs énergie » sont plantés. Au total, la production d’essence et de gaz dits bio accapare, selon une étude très officielle (1), « un cinquième des terres arables ». Au détriment de l’alimentaire. Quant au méthane, très gros émetteur de CO2, en brûlant il détériore un peu plus les performances de l’Allemagne contre le réchauffement climatique. 

(1) Étude de l’agence FNR, spécialisée dans les matières premières renouvelables

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Le robinet du gaz russe va s’ouvrir


Le gazoduc Nord Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, sera bientôt mis en service. Un projet qui a longtemps attisé la néo-guerre froide contre Moscou mais auquel Joe Biden ne s’oppose plus (publié in l’humanité du 30 août 2021).

La saga géopolitique autour de Nord Stream 2 s’achève. Les derniers tronçons du gazoduc qui va relier directement l’Allemagne à la Russie vont être posés d’ici quelques jours. Sa mise en service est attendue pour la fin de l’automne. D’ultimes recours juridiques ou réglementaires paraissent encore possibles. Néanmoins, la voie paraît désormais bien dégagée pour le passage de quelque 55 milliards de mètres cubes annuels de gaz naturel russe vers le territoire allemand.

Le projet piloté par le géant russe Gazprom avec l’appui de plusieurs poids lourds allemands et européens de l’énergie aura pourtant été l’objet de toutes les obstructions. Dans un climat ressuscité de guerre froide entre les États-Unis, leurs alliés occidentaux et la Russie, tout a été fait pour le faire capoter. En 2018, quand sont placés les premiers tronçons, Donald Trump accuse l’Allemagne d’être « totalement prisonnière de la Russie », à qui elle verse « des milliards pour acheter son gaz », alors qu’elle profite au maximum du « bouclier de protection » financé par l’Oncle Sam et qu’elle rechigne, précisait l’ex-chef de la Maison-Blanche, à respecter les seuils de dépenses militaires requis par l’Alliance atlantique. Une perfidie, tweete-t-il en marge du sommet du G20 à Hambourg, qui permet aux Allemands d’économiser sur leurs dépenses d’armement pour mieux tailler des croupières à leurs concurrents commerciaux. Ambiance.

Comme Trump, plusieurs pays de l’Union européenne (UE) sont vent debout contre Nord Stream 2. La Pologne tonne contre Berlin et appelle à plusieurs reprises à l’arrêt des travaux. La France, elle, se complaît dans l’ambiguïté. Elle affiche peu d’enthousiasme politique pour le projet mais s’accommode que le groupe Engie participe à son financement à hauteur de 10 %.

Tentatives de blocage et «lettres de menace »

Une abondante chronique médiatique occidentale dépeint l’évitement de l’Ukraine par le gazoduc comme l’abandon d’un allié du front qui a dû céder la Crimée à l’ours russe et sent ses griffes en permanence sur son flanc Est. Kiev lance des appels à la plus grande fermeté, soulignant que des sommes considérables en droit de passage sur son territoire vont lui échapper et accentuer ses difficultés.

En 2019 et 2020, les tentatives de blocage s’intensifient. Washington dégaine une arme supplémentaire de sa panoplie impérialiste, celle des sanctions judiciaires extraterritoriales. L’ambassadeur des États-Unis à Berlin, qui était alors Richard Grenell, un fidèle parmi les fidèles de Trump, n’hésite pas à rompre avec tous les usages diplomatiques pour envoyer « des lettres de menace en bonne et due forme », révèle la presse allemande, aux entreprises qui continueraient de participer à la construction du gazoduc. Non sans quelques succès puisque des firmes comme le groupe suisso-néerlandais Allseas annoncent leur retrait des travaux du pipeline.

Les motivations des États-Unis pour entraver l’arrivée de gaz russe en Allemagne sont cependant loin de se réduire à un soutien à l’Ukraine. À la faveur de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste, l’hyperpuissance est devenue en effet le premier producteur au monde d’hydrocarbures. Washington plaide la cause de ses exploitants, à la recherche de débouchés, qui se font fort d’expédier leurs productions via des méthaniers géants vers l’Europe pour répondre à ses besoins en gaz naturel, en lieu et place de la Russie.

Une stratégie qui ne répond pas au défi climatique

Berlin, peu enclin habituellement à se rebeller contre Washington, reste inflexible. L’arrivée du gaz naturel russe revêt une dimension stratégique pour la première puissance économique de l’UE. L’abandon complet du nucléaire, d’ici l’an prochain, risque en effet de rendre l’Allemagne davantage tributaire du lignite. Le plus polluant des combustibles fossiles constitue aussi la plus importante part de son mix énergétique. Ce qui risque de faire d’elle durablement la première soufflerie de gaz à effet de serre du continent. L’arrivée du gaz naturel russe bon marché permettrait d’installer suffisamment de centrales au gaz « pilotables » (à l’inverse de l’éolien et du solaire forcément intermittents) pour garantir le maintien du réseau sous tension et éviter d’intempestives coupures de courant. Le gaz naturel, qui émet 40 % de gaz à effet de serre de moins que le lignite, permettrait de sauver au moins partiellement la face aux yeux des partenaires européens. Même si un recours massif à cet hydrocarbure ne saurait naturellement en rien répondre au défi climatique. À la différence du nucléaire décarboné.

L’arrivée de Biden aux affaires aux États-Unis, début 2021, va changer un peu la donne. Et dégager, semble-t-il, définitivement la voie à Nord Stream 2. Première des chefs d’État européens à être reçue à la Maison-Blanche, en juillet, la chancelière Angela Merkel fait part du caractère stratégique crucial du gazoduc pour l’Allemagne. Biden, qui avait jusque-là affiché sur ce dossier une intransigeance voisine de celle de son prédécesseur, opte pour un compromis : il regrette la construction du gazoduc mais ne s’y opposera plus, moyennant cependant la pleine intégration de Berlin dans le resserrement atlantiste auquel il s’emploie contre la Chine.

La prochaine mise en route de Nord Stream 2 annonce donc des pressions renforcées pour une Europe plus atlantiste que Berlin cherche à dominer toujours davantage, y compris en dictant sa loi sur le dossier si crucial de l’énergie.

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L’inflation, métastase de la tumeur boursière

L’exubérance financière menace les équilibres économiques. Elle contribue à aggraver les difficultés de secteurs sous ou mal financés, exacerbant les pénuries qui risquent de faire exploser les prix et… de précipiter le monde vers un krach géant. ( publié in l’humanité du 27 mai 2021)

Emballement financier d’un côté, pénurie de productions élémentaires de l’autre. L’écart phénoménal, le gouffre, entre exubérance boursière et résultats de l’économie réelle est à l’origine des redoutables départs d’inflation constatés ces jours-ci sur les marchés occidentaux : 4,2 % de hausse des prix enregistrée aux États-Unis en avril. L’évolution reste certes mieux maîtrisée dans la zone euro (+ 1,6 %), mais les signes annonciateurs d’une prochaine flambée des prix sont tout aussi prégnants.

Ce sont les choix de la financiarisation pratiquée avant et amplifiée pendant la pandémie qui ont nourri ce scénario noir. La capitalisation financière mondiale a pulvérisé tous les records, à plus de 100 000 milliards de dollars (80 000 milliards d’euros) à la fin de l’année 2020. Par contraste saisissant, le PIB, les richesses produites par l’économie, s’élevait, lui, à seulement 84 000 milliards de dollars (68 000 milliards d’euros). Soit 4 000 milliards de dollars de moins que l’année précédente. En raison de la récession la plus forte jamais enregistrée dans l’histoire en 2020 au plus fort de la pandémie.

Un indicateur de Wall Street établissait que la capitalisation boursière avait franchi le cap des 200 % du PIB des États-Unis, un niveau jamais atteint y compris en 2007 lors du gonflement d’une autre enflure financière, prélude à la crise dite des subprimes, alimentée par une spéculation immobilière délirante aux États-Unis. De quoi nourrir l’inquiétude des plus lucides des « investisseurs ».

La machine à allouer les ressources est devenue folle

L’indice Dow Jones n’a cessé d’inscrire de nouveaux records à son tableau de bord depuis le début de l’année. Il dépasse désormais les points culminants atteints avant le krach de 2007-2008 autour des 34 000 points. Il avait, dès l’été 2020, refait le retard enregistré au moment de la dégringolade financière provoquée par l’expansion de la pandémie au printemps précédent. Le CAC 40 a retrouvé un peu plus tard ses niveaux d’antan, avant de franchir récemment la barre des 6 300 points, pulvérisant, lui aussi, le niveau surgonflé atteint peu avant le cataclysme des subprimes en 2008.

La finance s’est shootée aux plans dits de relance actionnés « quoi qu’il en coûte » en Europe, mais surtout à une échelle bien plus impressionnante aux États-Unis par les administrations Trump puis Biden. Les marchés ont bénéficié d’une profusion de crédits gratuits ou même bonifiés distribués via des opérations dites de « quantitative easing », une facilité quantitative qui revient à tourner à fond le levier de commande de la planche à billets. Problème : cette création monétaire fut exclusivement réservée aux gros opérateurs boursiers. Sans aucune sélectivité sur l’utilisation de l’argent. Classiquement, ceux-là l’ont utilisée pour stimuler les plus forts retours sur investissement, alimentant la spéculation ou une discrimination financière décuplée.

La machine à allouer les ressources est devenue folle. De quoi nourrir, en bonne partie, manques et pénuries à l’origine des flambées actuelles des prix. Les investisseurs privilégiés ont tout misé sur les profiteurs de la crise que sont les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) ou ces leaders de l’industrie pharmaceutique détenteurs de licences de vaccins anti-Covid 19.

L’action Tesla est passée en deux ans de 55 à 880 dollars

Rien ou presque de ces mannes n’a « ruisselé » jusqu’à des secteurs sans doute moins pointus, mais au moins aussi importants pour les équilibres globaux. Rien ou presque pour ces productions de base, intermédiaires indispensables dans les chaînes de fabrication comme les puces électroniques, les produits semi-finis, tels le verre ou les matériaux de construction. Rien ou presque pour le développement des services publics alors même que la pandémie en relevait tant l’urgence.

Cette politique financière sélective fait surgir des déséquilibres intenables. L’argent coule à flots vers un capitalisme vert (sic) dont les grosses berlines électriques d’Elon Musk sont une sorte de symbolique quintessence. L’action Tesla est passée en deux ans de 55 à 880 dollars, une augmentation de près de… 1 600 %. Selon une logique spéculative inversement proportionnelle à la qualité écologique d’automobiles et de batteries dont la fabrication réclame de très grosses quantités d’énergie comme de terres rares et affiche donc, à y regarder de plus près, des bilans carbone exécrables.

Jusqu’au moment où cette giga-arnaque écolo sera percée à jour et la valeur des titres Tesla se dégonflera. Comme se sont dégonflées les baudruches de ladite bulle Internet à la fin des années 1990. Le mode même de financement du système est en cause. À l’autre bout de la chaîne, des productions de secteurs entiers sont sous-financées. Résultat : nombre de marchandises, d’ingrédients essentiels à la production se font rares et donc chers. La pénurie a pris des dimensions très spectaculaires conduisant à des blocages récurrents sur les chaînes de production de plusieurs constructeurs automobiles dépourvus de semi-conducteurs.

Des firmes survalorisées, d’autres boudées par les « investisseurs »

La Banque centrale européenne (BCE) elle-même relève dans un rapport rendu public le 19 mai (1) les craintes de voir ce piège systémique se refermer. La montée en flèche des prix « sur les marchés des actions ou de l’immobilier, pointe-t-elle, fait courir une menace de “correction brutale” en raison de la dégradation des bilans des entreprises ».

Des firmes survalorisées, d’autres boudées par les « investisseurs ». Ces déséquilibres, déjà palpables avant la crise sanitaire, se sont exacerbés avec elle dans des proportions inouïes. La financiarisation a ainsi ouvert des opportunités renforcées à des prises de contrôle par fusion-acquisition. Depuis début 2021, on assiste à une ruée sur ce type d’opérations très néfastes à l’emploi et à la diversité des productions. En France, la prise de contrôle de Suez par Veolia est à mettre au compte de cette curée.

Une profusion de Spac (Special Purpose Acquisition Company), véhicule ultraspéculatif dévoué uniquement à la prise de contrôle d’entreprises tierces, a été créée. Sorte de chèque en blanc donné sur les marchés boursiers aux traders qui parient sur la prédation de telle ou telle entreprise, ils sont devenus l’outil spéculatif le plus branché de Wall Street. Avec une ascension fulgurante depuis le début de l’année.

Le moment de l’explosion en vol de ce vaisseau boursier intercontinental ne cesse de se rapprocher. La retentissante chute libre des bitcoins en est l’un des derniers signes annonciateurs. Ces monnaies numériques sans régulation dont rêve le petit monde des milliardaires libertariens aux États-Unis étaient devenues le nec plus ultra des placements les plus lucratifs et/ou du blanchiment d’argent sale à très grande échelle. Après être grimpées au ciel, elles viennent de perdre, en une seule quinzaine, plus de la moitié de leur valeur. 

(1) Rapport semestriel dans lequel la BCE évoque les principaux risques pour la stabilité financière.

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Baerbock, l’écolo qui veut la place de Merkel

La dirigeante Verte, passée première dans la course à la succession de la chancelière, se présente en championne d’un libéralisme vert et d’un nouvel atlantisme ( article paru in l’humanité du 12 mai 2021)


Depuis qu’elle est devenue à la mi-avril la candidate des Verts allemands à la chancellerie, Annalena Baerbock semble irrésistiblement attirée vers les sommets. Dans quasiment toutes les enquêtes d’opinion, les écologistes (entre 24 % et 26 %) devancent en effet désormais les chrétiens-démocrates (CDU, entre 23 % et 25 %). Au moment où la campagne électorale pour l’élection du Bundestag du 26 septembre prend son plein essor, cela fait de cette femme de tout juste 40 ans l’une des favorites de la course à la succession d’Angela Merkel.

Simplicité, bonne connaissance des dossiers, sens de la repartie. Annalena Baerbock a pris appui sur ses qualités pour se hisser rapidement à la tête des Grünen. Elle est devenue leur coprésidente avec Robert Habeck en 2018, pour un mandat qui marquait l’achèvement de la mue des Grünen en faveur d’une ligne dite réaliste, de plus en plus écolo-libérale. Ex-championne de trampoline, elle sait jouer de son profil atypique parmi le personnel politique pour rebondir très haut. Jamais une femme aussi jeune, mère de deux enfants de 9 et 5 ans, n’a brigué les plus hautes fonctions.

La coqueluche de bon nombre de médias dominants

L’ex-étudiante de Sciences-Po, diplômée d’un master en droit international de la London School of Economics, fait encore l’effet d’une novice. Elle n’affiche pas la moindre expérience ministérielle. Pas même au sein des exécutifs des Länder, à la différence de ses principaux concurrents au poste suprême, d’Armin Laschet (CDU), ministre-président de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Land le plus peuplé du pays, à Olaf Scholz (SPD), vice-chancelier et ministre fédéral des Finances. Mais, qu’importe ce handicap, elle en a fait un atout, surfant sur l’aspiration au changement, voire au « dégagisme » qu’inspire l’énorme discrédit des deux partis de la grande coalition au pouvoir.

Annalena Baerbock est devenue la coqueluche de bon nombre de médias dominants qui, rassurés d’évidence par son discours très recentré, en font l’incarnation d’un besoin de renouvellement et de rajeunissement. Le coprésident de son parti, Robert Habeck, qui s’est effacé devant elle sans heurts de la pole position des Verts pour la chancellerie, s’emploie à peaufiner son image de force tranquille : « Sa façon de travailler n’est pas si différente de celle d’Angela Merkel », assure-t-il, multipliant les allusions aux accords de gouvernement régionaux passés entre Verts et CDU, comme dans le Bade-Wurtemberg.

Une bonne partie de la classe dirigeante allemande semble déjà convaincue. Un sondage Civey publié fin avril et réalisé auprès de « l’élite économique » (le grand patronat) place Annalena Baerbock largement en tête des intentions de vote, à 26,5 % au sein de ces « happy few », devant le chef de file de la droite libérale (FDP) Christian Lindner (16,2 %), le candidat CDU Armin Laschet (14,3 %), et son homologue du SPD Olaf Scholz (10,5 %).

La candidate Verte s’est hissée en pole position à la suite des déchirements apparus au sein de la démocratie chrétienne. La longue bataille à laquelle se sont livrés les chefs de la CDU et de la CSU bavaroise, Armin Laschet et Markus Söder, pour l’accès au poste de candidat à la chancellerie, porte la marque d’un affrontement qui perdure entre ordo libéraux et nationaux-libéraux. Dans le Land de Thuringe, une majorité d’adhérents de la CDU vient ainsi de se prononcer pour la candidature de Hans-Georg Maassen contre l’avis de la direction. Le personnage, nationaliste assumé, partisan d’une alliance avec l’AfD (extrême droite), s’était illustré en septembre 2018 à Chemnitz, alors qu’il était encore chef du service des renseignements généraux (Verfassungschutz), en tentant de voler au secours des organisateurs d’une terrible ratonnade contre des migrants.

La campagne de la CDU durablement plombée

La campagne d’un Armin Laschet qui éprouve les pires difficultés à tenir ses troupes semble durablement plombée. Au point que la plongée de la CDU dans les sondages ne rend plus aussi improbable la possibilité d’une coalition de gauche (Verts-SPD-Die Linke) à l’issue du scrutin. Cependant, comme s’il voulait prévenir de toute ambiguïté, Robert Habeck ne s’est dit ouvert à cette option que si Die Linke savait « faire preuve de responsabilité gouvernementale en se reconnaissant clairement dans l’Otan ». Cette tirade du dirigeant du parti issu du mouvement pacifiste des années 1970-1980, qui fut à la pointe de la lutte contre le déploiement des missiles Pershing des États-Unis sur le territoire ouest-allemand, illustre l’ampleur de la mutation engagée par les Grünen. Elle a valu à Habeck une réponse cinglante de la coprésidente de Die Linke, Janine Wissler : « Je trouve difficilement compréhensible que la capacité à gouverner puisse se mesurer pour les Verts à la question d’une prétendue alliance de valeurs avec des pays comme la Turquie d’Erdogan. »

Annalena Baerbock est à la pointe de cet effort de normalisation atlantiste. Elle est la seule du spectre politique allemand à dénoncer avec beaucoup de virulence, à l’unisson de l’administration Biden, la mise en service du gazoduc Nord Stream  2, dont la construction est quasi achevée entre la Russie et l’Allemagne. Et elle souhaite une augmentation des dépenses pour la défense et l’armée afin de mettre Berlin en conformité avec les objectifs de l’alliance. « Si l’Occident, lance-t-elle, ne veut pas laisser le terrain à des pays comme la Chine ou la Russie, alors l’Europe doit prendre plus au sérieux son rôle de garant de la paix dans le monde. » De quoi combler Emmanuel Macron, en mal de convaincre ses partenaires de constituer une « Europe de la défense » pilotée par la France en complément de l’Otan.

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Nordstream II: pourquoi l’Allemagne s’accroche au gazoduc de la discorde

La sortie du nucléaire et un réseau électrique soumis aux logiques du privé ont maintenu outre Rhin à un haut niveau l’exploitation du lignite. Moins polluant, le gaz naturel russe doit éviter à l’Allemagne de rester la pire soufflerie de CO2 du continent.

L’Allemagne tient au gazoduc Nord Stream 2. Elle est l’objet de toutes les pressions pour abandonner le pipeline, achevé à 95 %, qui ouvrirait une voie de passage sous la mer Baltique et autoriserait un doublement des livraisons de gaz naturel russe. Les États-Unis de Donald Trump avaient lancé les hostilités, 

accusant Berlin de collusion avec l’ennemi russe et sanc- tionnant les sociétés européennes impliquées dans la pose des canalisations géantes. L’affaire Navalny est l’occasion, pour l’administration Biden, de hausser encore le ton pour exiger l’arrêt des travaux. Plusieurs pays européens comme la Pologne, vent debout de longue date contre ce projet qui contourne son territoire, enjoignent les autorités allemandes à couper les ponts avec Moscou. Même Paris, initialement favorable au gazoduc, dont le groupe Engie est l’un des financiers, a tourné casaque, se ralliant à Washington. Des pétitions antigazoduc circulent outre-Rhin. 

Et pourtant, Berlin s’accroche. Angela Merkel s’emploie à séparer le dossier « du
renforcement des sanctions » 
contre le régime de Vladimir Poutine de celui de Nord
Stream 2. « En dépit de toutes les différences, il demeure stratégique de rester en discussion avec la Russie sur beaucoup de questions », justifie la chancelière. Le mot est lâché, le gazoduc n’est pas seulement une bonne affaire pour les exportations russes, il revêt une importance géostratégique majeure pour l’Allemagne. 

Sortie progressive du charbon 

L’accès au gaz naturel russe est devenu une pièce cruciale de la politique énergétique allemande. Le pays est le plus gros pollueur européen en matière de production d’électricité. Il dépend de centrales au charbon et au lignite, véritables souffleries de CO2. Et l’arrêt définitif de l’exploitation du nucléaire, programmé d’ici à la fin de l’année 2022, menace d’envenimer la situation. Il représente en effet encore 10 % de la production électrique, début 2021. Son retrait promet donc de renforcer le poids des combustibles hautement carbonés. Or, le gaz naturel présente l’avantage d’émettre jusqu’à 40 % de moins de gaz à effet de serre que le lignite, qui reste la principale source d’énergie du pays. 

Confronté à une opinion publique de plus en plus sensible à la question climatique, aux mobilisations contre l’exten- sion des grandes mines à ciel ouvert de « houille brune » près de Cologne ou à l’est du pays, Berlin s’est engagé sur un programme de « sortie progressive du charbon d’ici à 2038 » et une réduction de 60 % de ses émissions de CO2 d’ici à 2030. Intenable, sans un recours massif au gaz naturel russe. 

Pour bien comprendre le dilemme, un simple coup d’œil sur les conséquences d’une actualité météorologique récente s’impose. La vague de froid qui a fait irruption dans la seconde semaine de février sur l’Allemagne (jusqu’à – 25 degrés Celsius en Thuringe) a provoqué une hausse importante de la demande d’électricité. Les centrales thermiques classiques au lignite et au charbon ont été sollicitées au maximum. Helida, la zone de haute pression, centrée alors sur la Scandinavie, à l’origine de ces conditions hivernales, somme toute assez classiques en cette pé- riode outre-Rhin, avait ligoté Eole, le dieu du Vent, et n’autorisait l’apparition que d’un très mièvre soleil. Les installations d’énergie renouvelable furent quasiment toutes placées en chômage technique. 

Peur du black-out 

Le maintien du réseau sous tension est de- venu, en l’espace de quelques heures, tota- lement tributaire des sources d’énergie les plus polluantes. Car, un équilibre doit être assuré en permanence entre l’offre et la demande de courant électrique. C’est une condition sans appel de la fourniture de courant. Sinon, se profilent des délestages massifs, des coupures importantes, voire un black-out. Un organisme berlinois, baptisé Agora Energiewende (Agora transition énergétique), ONG qui s’est spécialisée dans l’observation de l’évolution de la production d’électricité, a mis au point un relevé quotidien de l’utilisation des diffé- rentes sources d’énergie. Le 11 février, quelque 49,12 gigawatts, soit plus de 83 % du total de la production, sont fournis par des moyens « conventionnels » (nucléaire, lignite, charbon, gaz naturel), seul un peu moins de 9 % sont le fait d’éoliennes ou de barrages. Le solde est généré par le méthane de la biomasse, lui aussi très gros émetteur de CO2. 

En conséquence, relève Agora Energiewende, les émis- sions de gaz à effet de serre du réseau électrique ont frôlé alors l’un de leurs plus hauts, à 548 grammes par kilowatt/ heure. L’Allemagne, qui possède l’une des densités d’ins- tallation d’énergies renouvelables les plus fortes du Vieux Continent, affichait ce jour-là, terrible contradiction, l’une des pires performances européennes pour la pré- servation du climat. En moyenne annuelle, ce bilan carbone est, bien entendu, un peu moins calamiteux. Il dépasse cependant le seuil des 400 grammes de CO2 quotidien- nement rejetés dans l’atmosphère – contre 70 à 80 pour le réseau électrique français, qui bénéficie, il est vrai, d’un formidable atout pour le climat : une production nucléaire décarbonée à grande échelle. 

Forcing de Washington 

Avec la fin du recours à l’atome, décrétée il y a dix ans, par la chancelière allemande sous pression des Verts au lendemain de la catastrophe de Fukushima au Japon, un tiers de la production nationale d’électricité allait devoir être transférée progressivement vers d’autres sources. En vertu de la doxa ordolibérale, elle fut méthodiquement basculée vers les opérateurs les plus compétitifs. Les groupes privés qui ex- ploitent outre-Rhin toute la production d’électricité se sont rabattus sur les combustibles les moins coûteux : le charbon et le lignite. Une calamité pour l’environnement. 

Sous le feu des critiques, Berlin s’efforce de résoudre l’équa- tion en stimulant depuis quelque temps l’entrée en scène d’opérateurs du gaz naturel, cet hydrocarbure plus sobre en émissions de CO2. Seulement, pour sauver la face, climatique, le gouvernement doit accélérer le mouvement au moment où il s’apprête à tourner l’interrupteur de ses dernières centrales atomiques. D’où le besoin de gaz russe, en grande quantité et bon marché. D’où l’importance « stratégique », selon la chancelière, de Nord Stream 2. 

Le forcing de Washington contre le gazoduc n’obéit pas seulement à une offensive géopolitique visant à diaboliser Moscou pour restaurer l’hégémonie des États-Unis, en mobilisant l’Occident et « les démocraties » derrière eux. Quitte à réhabiliter la guerre froide. Il revêt indissocia- blement une dimension commerciale : il s’agit de vendre à l’Allemagne les surplus de gaz naturel obtenus par fracturation hydraulique en Amérique du Nord. Via une intensification des livraisons de méthaniers transatlan- tiques dans les grands ports allemands. Nettement plus cher, ce gaz états-unien n’apparaît pas franchement compatible avec les règles du marché allemand, libéralisé, de production d’électricité. Moins compétitif, il devrait s’effacer face à des opérateurs moins chers. Autrement dit : devant la poursuite de l’exploitation du charbon, du lignite ou (et) du méthane. 

Diffusion du modèle libéral 

À Garzweiler et Hambach, non loin de Cologne, autour des gigantesques périmètres d’exploitation de mines à ciel ouvert de houille brune, les expulsions de paysans et de villageois nécessaires à l’agrandissement des sites restent à l’ordre du jour. En dépit des manifestations. Et au grand dam d’ONG pro-climat, qui s’interrogent sur les véritables intentions des autorités. 

Le marché allemand de l’énergie, totalement tributaire de l’initiative privée, constitue en fait le plus redoutable piège pour l’environnement. Y compris en cas d’évolution favorable du bras de fer autour de Nord Stream 2 et d’arrivée sans trop d’entraves de flots de gaz russe bon marché. Car le gaz naturel à haute dose est, par définition, émetteur de CO2 à haute dose. 

Les effets secondaires de ce « modèle allemand » diffusent déjà dans toute l’Europe. Ses principes ordolibéraux ins- pirent largement le paquet dit énergie-climat de la Com- mission européenne qui vise en particulier à l’établissement d’un marché intérieur de l’énergie « décentralisé et intégré », qui permettrait « la libre circulation de l’énergie, sans barrière technique, ni réglementaire ». Une Bourse euro- péenne de l’électricité, installée à Leipzig, permet déjà à l’Allemagne d’inonder les réseaux de ses voisins de ses surplus de courant très carboné à des « prix de marché », pouvant donc s’écrouler jusqu’en zone négative – quand les éoliennes tournent et que les centrales thermiques restent en stand-by à haut niveau. Mais au seul profit des gros clients industriels qui auront dépêché des traders à Leipzig. Pour les particuliers, le prix explose, outre-Rhin, à plus de 30 centimes du kilowatt/heure, soit près du double du tarif réglementé d’EDF. Le projet Hercule de démantèlement de l’électricien public français s’inscrit dans cette libéralisation. 

L’Europe est le lieu de réplique pertinent pour refuser de céder aux pressions impérialistes contre Nord Stream 2. À condition de prendre le contre-pied de son logiciel libéral, en misant sur la coopération et les services publics. Il y va, de façon indissociable, du climat et du droit à l’énergie.

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Ces milliers de morts du covid 19 cachés par le gouverneur démocrate de l’état de New York

Andrew Cuomo a falsifié la comptabilité des victimes de la pandémie au profit de l’industrie des établissements médicalisés et autres maisons de retraite qui sont l’un de ses principaux sponsors politiques. 

Le scandale ne cesse de gonfler à New York. Le gouverneur de l’Etat, le démocrate Andrew Cuomo, a usé des pouvoirs que lui conférait l’état d’urgence, décrété sur place en mars dernier, au bénéfice des maisons de retraite et autres établissements médicalisés du grand New York (GNYHA). Cette industrie qui constitue l’un des secteurs les plus lucratifs du pays, figure aussi parmi ses principaux sponsors politiques. 

En vertu d’un mode de fonctionnement institutionnalisé de la vie politique qui  banalise les financements privés – entendez une permission de corrompre pour les business les mieux dotés – ce GNYHA a versé au profit du seul Cuomo quelques 2 millions de dollars, en plus des 450.000 destinés à arroser les législateurs de l’Etat en 2020.  Soit un chiffre en augmentation substantielle par rapport aux années précédentes. 

Cuomo a usé de ses pouvoirs exécutifs  d’urgence» pour adopter en avril 2020 une législation sur mesure garantissant l’immunité aux staffs des établissements de retraites médicalisés. Et il a durant la même période diminué de moitié ( soit près de 5000 décès) le nombre de victimes du covid 19 rapporté officiellement par l’Etat new yorkais dans ces établissements. 

Une procédure a été engagée par la procureure de New York, Letitia James qui souligne, selon un joli euphémisme,  que la loi d’immunité « pourrait avoir été utilisée pour soustraire des individus ou des entités à leurs responsabilités. » Et elle dénonce le décompte falsifié des morts du covid.

L’une des membres du cabinet de Cuomo, Melissa DiRosa, a reconnu la manipulation tout en tentant d’invoquer qu’elle aurait été « rendue nécessaire » par l’instrumentalisation redoutée qu’aurait alors pu faire… l’administration Trump de ce niveau trop élevé de décès au sein d’un Etat new yorkais qui cultivait alors une posture de contre-pouvoir. 

Le scandale grimpe en même temps que s’amplifie les divergences entre les jeunes élus démocrates de gauche qui ont surgi dans les derniers scrutins, et la majorité réputée «centriste» de la direction locale du parti de l’éléphant. Des voix comme celle de la sénatrice de l’Etat, Julia Salazar, s’élèvent pour réclamer la démission de Cuomo « un danger pour l’Etat et la démocratie.» Elle qui vota contre la loi garantissant l’immunité à la «  care industry » ( l’industrie du soin) fait remarquer qu’elle s’était fortement opposée aux politiques d’austérité du gouverneur qui s’était également distingué l’an dernier en réduisant les dotations d’Etat à medicaid ( l’aide médicale aux plus démunis). 

L’affaire jette un froid sur les ambitions présidentielles de Cuomo qui a réagi très brutalement en menaçant ouvertement de représailles Ron Kim, l’un des élus démocrates,  à l’origine des révélations. Célébré par une partie des media qui avaient fait de lui une sorte de héros de l’establishment new yorkais capable de résister à l’administration Trump et à sa calamiteuse gestion de la pandémie, Cuomo avait soigné son image de présidentiable en publiant un livre,  ‘American Crisis: Leadership Lessons from the COVID-19 Pandemic’ ( crise américaine : leçon de leadership de la pandémie de covid 19) tout à la gloire de son art de gouverner. Et il ne faisait pas mystère de se positionner en idéal successeur de Biden dans 4 ans.  

Pour en savoir plus sur les malversations du personnage, le plus souvent ignorées par une presse européenne très « bidenôlatre », on pourra lire l’enquête très détaillée du journaliste d’investigation David Sirota, parue dans le Guardian (1) 

Bruno Odent

(1) « Cuomo-gate: a Nixonian scandal is engulfing New York »  (Cuomo-gate : un scandale à la Nixon gonfle à New York) in The Guardian du 18.02.2021 

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Triste nouvelle, Biden annonce le « retour de l’Amérique »

En matière de politique extérieure, le président qui entame son mandat à la Maison-Blanche a promis un traitement plus multilatéral de dossiers cruciaux comme la santé et le climat. Un changement qui s’inscrit, hélas, dans une réhabilitation du « leadership » de l’hyperpuissance comme de son « usage approprié » de la force. (Décryptage in l’Humanité Dimanche du 15 au 21janvier).

Le monde va-t-il pouvoir souffler après le départ de Donald Trump de la Maison-Blanche ? L’heure est au soulagement pour la démocratie menacée au sein de la première puissance mondiale par un coup de force fasciste contre le Capitole. Et des motifs d’apaisement existent, nourris par le retour à une norme diplomatique plus « policée ». Ces changements programmés ne sauraient toutefois masquer les craintes suscitées par la cohérence géopolitique clairement interventionniste revendiquée par Joe Biden et son équipe.

Le plus gros émetteur de co2

La fin des cavaliers seuls trumpistes et le retour de Washington dans le concert multilatéral sur des dossiers essentiels aujourd’hui comme la santé ou le climat rassurent. On ne saurait concevoir en effet une mobilisation de la communauté internationale à la hauteur de ces défis si les États-Unis, qui sont aussi le plus gros émetteur de CO2 et le pays le plus touché par le Covid, persistaient à effectuer les bras d’honneur de « l’Amérique d’abord. »

Pour Joe Biden toutefois, ce multilatéralisme se conjugue forcément avec le plein exercice d’un « leadership » états-unien, considéré comme la garantie supérieure à la bonne marche du monde. L’Amérique se doit d’« être devant et (de) mener la marche », écrit-il dans son programme de politique étrangère, précisant qu’aucune autre nation « n’en aurait la capacité » parce qu’aucune ne serait bâtie sur « l’idée de liberté »(1). La démarche ne laisse pas augurer une désescalade dans des relations avec la Chine, qui se sont singulièrement envenimées durant le mandat Trump.

Un budget militaire historique de 750 milliards de dollars

Pis, on pourrait passer à l’exacerbation de tensions plus seulement commerciales mais politiques et/ou militaires. Avec l’achèvement du « pivot » du déploiement de la force du Pentagone, enclenché sous la présidence Obama, du Moyen-Orient vers l’Extrême-Orient. Repositionnée aux abords de la Chine, l’armada états-unienne disposera d’un budget qui vient d’être approuvé de façon bipartisane, crevant tous les plafonds historiques à 750 milliards de dollars.

La réhabilitation de l’interventionnisme est l’aspect le plus préoccupant de la « normalisation » géostratégique. Une plus grande implication des États-Unis dans les affaires du monde irait de pair avec un « usage approprié » de la force, en dépit des fiascos des terribles précédents afghan et irakien qui ont tant contribué à l’émergence de Daech. Le nouveau secrétaire d’État, Antony Blinken, est en pointe sur le sujet. Il n’a pas hésité à publier en 2019 une sorte de manifeste dans le « Washington Post » avec Robert Kagan, le chef de file des néoconservateurs du Nouveau Siècle américain. « Les erreurs commises en Irak et en Afghanistan, insistent le démocrate et le républicain, ne doivent pas nous conduire à désinvestir ce terrain, car la force est nécessaire et complémentaire d’une diplomatie effective ». Sans capacités à « projeter la puissance appropriée, aucune paix ne pourra être négociée, encore moins imposée » (2). Le message ne vaut pas seulement pour Pékin, il s’adresse à la planète entière, aux pays de l’ex-arrière-cour latino-américaine, comme à Moscou ou à l’Europe.

L’otan, « bras armé du monde libre »

Pour mettre en œuvre un tel déploiement de la puissance, des moyens considérables sont indispensables. D’où la volonté d’embarquer dans l’aventure des alliés qui consentent d’abord à mettre davantage la main à la poche. La pression sur les membres de l’Otan pour qu’ils augmentent leurs dépenses militaires jusqu’à 2 % de leur PIB d’ici à 2025 ne va donc pas se relâcher. Moins assortie d’un chantage comme sous Donald Trump, qui menaçait de retirer le prétendu « parapluie militaire » des États-Unis à tous ceux qui ne s’exécuteraient pas, elle devrait prendre une dimension plus globale. L’équipe Biden veut décliner un renforcement du lien avec ses alliés européens sur les plans autant sécuritaire et politique qu’économique en y incorporant la résurrection du traité de libre-échange transatlantique.

Le couple Blinken-Kagan plaidait dans le « Washington Post » pour une Otan bras armé du « monde libre », élargissant son champ d’action à l’ensemble du globe. (3) Reste à convaincre les « partenaires ». La nouvelle administration compte beaucoup sur Berlin, où les traditions atlantistes sont très ancrées. Même si les principaux clients des grands groupes exportateurs germaniques sont désormais… chinois. Ce qui pourrait alimenter d’intempestives contradictions. Quant à la France d’Emmanuel Macron, elle plaide pour une « Europe de la défense » « parfaitement complémentaire de l’Otan ». Difficile d’être mieux aligné sur les projets transatlantiques de Joe Biden.

(1) « Why America Must Lead Again » (Pourquoi l’Amérique doit diriger de nouveau). Les engagements de politique extérieure du président Biden.

(2) Blinken-Kagan : manifeste de politique étrangère alternative publié dans le « Washington Post » du 4 janvier 2019.

(3) Blinken-Kagan, ibid.

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ThyssenKrupp: Un géant du capitalisme rhénan au bord du vide

Frappé par la crise et la chute de la demande d?acier, le conglomérat mastodonte de la Ruhr est aussi miné par ses folles aventures financières. Une gabegie entamée au milieu des années 2000, dans la foulée des réformes libérales qui ont ébranlé l’ex-modèle industriel allemand. Récit d’une mise en pièces, qui menace l’emploi de 160.000 salariés à travers le monde.

ThyssenKrupp est à l’agonie. Issu de la fusion des deux empires Thyssen et Krupp dans les années 1990, le géant fut l’un des piliers de l’industrie germanique, emblème d’un capitalisme rhénan, champion de la production d?aciers de qualité et de la cogestion (Mitbestimmung), intégrant les représentants des salariés à ses choix stratégiques. Il n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même. À moins de 5 euros, le cours de son action a été quasiment ­divisé par 10 sur un peu plus de 5 ans, et il ne pèse plus que 3 milliards d’euros en capitalisation boursière.

Le groupe est fortement touché par la crise associée à la pandémie. La production d’acier a chuté et les perspectives pour 2021, si elles s’annoncent meilleures, ne sont guère encourageantes puisque, souligne l’institut Leibniz de recherche économique, «l’industrie automobile allemande va réduire le nombre des véhicules électriques fabriqués sur le sol national». Cependant, il ne faut pas s’y tromper, la dégringolade du Konzern a surtout des causes structurelles. Lesquelles sont intimement liées à une gestion marquée par une logique de plus en plus financière et de moins en moins industrielle.

Tout a commencé dans les années 2000, à l’époque où le chancelier Schröder impulsait des réformes libérales d’inspiration anglo-saxonne qui allaient faire muter le capitalisme allemand. Grisés par l’appel du grand large et sa promesse de rendements somptueux, les dirigeants du nouveau conglomérat ont décidé d’implanter deux sites sidérurgiques au Brésil. L’opération visait à inonder le marché états-unien d’aciers made by ThyssenKrupp. Mais l’affaire constitua très vite un fiasco retentissant. Les aménagements réalisés privilégiaient un «low cost» censé décupler les retombées financières. Cela a tourné au désastre industriel. Après une fuite détectée dans un des hauts-fourneaux à Rio de Janeiro, la production a dû être totalement arrêtée. Les dirigeants du groupe avaient investi 12 milliards d’euros, ils revendront finalement leurs usines déglinguées pour un peu plus de 2 milliards. Une lente descente aux enfers avait démarré.

Surendetté et contraint à «se replier» sur le territoire national, le groupe n’en continua pas moins de subir la pression des financiers et de leurs logiques. Priorité a été donnée aux segments réputés les plus rentables sur l’entretien et le développement des vieux sites sidérurgiques. Ce qui a aggravé de terrribles déséquilibres internes. Jusqu’à l’obliger à se séparer de certains fleurons pour tenter d’éponger ses pertes. En février dernier, ThyssenKrupp décidait ainsi de vendre sa division «ascenseurs», réputée florissante, au profit d?un consortium anglo-états-unien, Advent, Cinven, pour quelque 17,2 milliards d’euros.

Pour un répit qui ne sera que de très courte durée. Le Konzern a continué de s’enfoncer dans le rouge. Des vautours ont commencé à tournoyer au-dessus de la Ruhr, attirés par les restes du mastodonte brisé, en phase de démantèlement. Parmi eux, le groupe sidérurgique suédois SSAB se dit prêt à une fusion qui aurait l?avantage de dégager, dit-il, «500 millions d’euros par an de synergie». Seulement, dans le montage proposé, l’allemand deviendrait minoritaire. Suprême humiliation: l’ex-géant de l’industrie germanique se ferait avaler tout cru.

Une offre de fusion émanant de Liberty Steel, un autre des oiseaux de proie volant en cercles de plus en plus serrés au-dessus du malade, aurait des conséquences encore plus terribles. Elle induirait en effet des rationalisations des productions qui déboucheraient sur un massacre pour l’emploi. Le syndicat IG Metall s’y oppose. Il exige que l’État fédéral ou le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, qui englobe la Ruhr, entrent «provisoirement au capital du groupe». Il fait valoir «des critères qui ne soient plus ceux des aventuriers de la finance», pointe Ludwig Garner, membre du syndicat sur le site historique de Duisburg (18.000 salariés).

Le ministre fédéral de l’Économie, Peter Altmaier (CDU), et le ministre-président du Land, Armin Laschet, ont fait savoir qu’une nationalisation, «même provisoire», ne serait pas «à l’ordre du jour». Le seul soutien public envisagé prendrait la forme d’une subvention de 1 milliard d’euros destinée à aménager les installations pour les rendre moins polluantes afin qu’elles produisent à l’avenir «un acier plus vert». Le sous-investissement pour la rénovation d?installations vieillissantes n’a pas franchement préparé le terrain à ce tournant environnemental. La cogestion à l?allemande aurait pu offrir un moyen de peser dans le sens des emplois et du climat. «Mais nos représentants au conseil de surveillance, bien trop intégrés aux orientations financières dominantes, s’y sont systématiquement refusés», s’insurge Ludwig Garner, qui déplore collaboration de son syndicat à un vaste plan de 3.000 suppressions d’emplois.

L?accélération du démantèlement du groupe et des suppressions d’effectifs réduiraient certes la pollution au-dessus de la Ruhr. Mais pour laisser le champ libre à des producteurs asiatiques, chinois ou indiens qui pratiquent un dumping social et environnemental effréné. Miné par la finance et privé de ses défenses immunitaires publiques ou sociales, le mastodonte emblématique du capitalisme industriel rhénan est dangereusement poussé vers le vide.

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