Les vaches à lait du capitalisme vert

 

Voyage au nord de Berlin, au cœur d’une agro-usine de 3300 vaches dans le Brandebourg qui tire la plus grande part de sa rentabilité d’une réglementation allemande de la… transition énergétique taillée sur mesure.

 

Difficile de faire entrer la vache dans l’étroit boxe où ses pies seront branchées sur la trayeuse automatique. Elle beugle visiblement agacée après avoir glissé sur un plan incliné. Le chef d’atelier qui orchestre la manœuvre lâche un juron et maudit en riant «les humeurs de la demoiselle». Elle vient de l’asperger d’une énorme giclée de bouse. Nous sommes à Karstädt au cœur de l’une des plus grosses ferme-usine que compte le Land du Brandebourg. Au total 3.300 vaches. Quelques 1400 Holstein-Friesian, noires et blanches, sont affectées en batterie à la production laitière. Elles défilent tous les jours comme en cet après-midi de la mi-novembre vers le manège (Kuhkarrusel) qui peut traire 60 bêtes à la fois. La vache récalcitrante est poussée sans ménagement avec une fourche métallique. Surtout ne pas bloquer la chaîne car le rythme de production n’admet aucune fausse note. 11,5 millions de litres en 2014/2015 et sans doute 13,8 millions au 31 mars 2016 « grâce à une montée en puissance après la suppression des quotas laitiers », explique fièrement Lothar Pawlowski, le patron des lieux.

En symbiose avec la coopérative laitière, trois sociétés anonymes gèrent le reste du cheptel (1900 bêtes de race Fleckvieh destinées à la production de viande) et la mise en culture d’un domaine qui s’étend sur quelque 3800 hectares. Sur ces équipements très automatisés, faits d’une dizaine de halles, d’ateliers ou d’étables géantes, seulement 54 personnes travaillent. Le monstre est le pur produit du modèle agro-industriel qui étend son emprise aujourd’hui sur toute la région (voir l’humanité du 25 novembre). Pour le pire au plan social comme au plan écologique. Ses gestionnaires n’ont pourtant aucun état d’âme. Ils s’affichent au contraire comme les pionniers d’un capitalisme vert dont la preuve de l’efficience serait fournie par la convergence de leurs performances financières avec leurs investissements «écologiques».

Lothar Pawlowski est passé visiblement sans trop d’encombres de la gestion d’un grand domaine agricole de la RDA (LPG) dont il fut jadis directeur à celle de cette usine à lait. Il semble toujours imprégné d’un discours très idéologique quand, recevant le journaliste de l’Humanité, il s’emploie à détailler une « organisation exemplaire de la production », inscrite dans le « respect des équilibres environnementaux et dévouée au développement durable». Tout est produit et recyclé sur place selon un schéma très simple: le maïs cultivé intensivement sur quelques 700 hectares du domaine fournit l’essentiel de la nourriture des animaux. Il est entreposé dans des silos hauts comme un colline que l’on aperçoit à l’entrée du site. Les déjections des vaches sont récupérées par un réseau de canalisations, puis « envoyées par pipeline », précise Pawlowski, un sourire narquois aux lèvres, des étables vers l’usine de méthanisation Biokraft GmBH proche du domaine. Celle ci va les mélanger à du maïs cultivé aussi sur place, pour en extraire, après fermentation, le méthane dont la combustion servira à la production d’électricité. Enfin les résidus de bouses et de plantes sont récupérés dans le méthaniseur pour être épandus comme engrais sur les vastes champs du domaine.

La boucle serait ainsi bouclée, de super rendements assurés et l’environnement… amélioré. Mais à y regarder de plus près le charme de ce conte de fées vert s’évanouit très vite. L’usine à lait de Karstädt use effectivement des dispositions de la loi EEG, destinées à stimuler l’énergie durable, comme d’un appui majeur pour assoir la stratégie d’expansion de son élevage intensif et de conquête des marchés. Le domaine est hérissé d’éoliennes, les toits des granges ont été tapissés de cellules photovoltaïques, des centaines d’hectares de colza sont destinés à la fabrication de « biocarburants » et une centrale au méthane est donc installée à la lisière des champs. Ce mode de fonctionnement permet aux entreprises du complexe agro-industriel de bénéficier à plein des soutiens publics à la fabrication d’énergie «propre». De quoi consolider confortablement leurs résultats financiers. Même quand le prix du litre de lait s’effondre aujourd’hui en dessous de 25 centimes. Car à la suppression des quotas laitiers européens s’ajoute l’embargo sur les exportations destinées à la Russie et l’écrasement des prix à la consommation sur le marché intérieur allemand par les deux géants du hard discount Aldi et Lidl. Lothar Pawlowski n’y voit « aucune raison » de ne pas poursuivre l’objectif d’augmenter la production de 2,3 millions de litres pour l’année en cours. La raison est simple: Les gains réalisés grâce à la production d’énergie «verte» donnent à l’usine à lait des reins très solides. Elle peut ainsi produire à prix coûtants, voire à perte, et rafler les marchés délaissés par nombre d’éleveurs régionaux ruinés, eux, par l’effondrement du prix du lait.

« En dessous de 200 vaches c’est désormais quasiment impossible de résister », s’exclame sans rire le vétérinaire Armin Stutz de Wittstok, gros bourg des environs. Il dénonce un « terrible paradoxe »: « Il apparaît de plus en plus de méga-fermes à 2000 vaches et j’ai de moins en moins d’animaux à soigner.» Exploitations familiales, coopératives de dimension moyenne : « rien ne résiste aux géants de l’agro-industrie», précise le véto qui s’insurge également du « traitement immonde » réservé à des animaux qui ne sortent jamais de leurs étables-hangars.

Quant au bilan écologique de l’affaire « il est désastreux », souligne Katrin Wenz, dirigeante de l’association BUND, les amis de la terre, à Berlin. Le digestat recueilli dans les méthaniseurs et répandu sur les champs contient de très grosses quantités de nitrates qui polluent dangereusement les nappes phréatiques. « Les relevés, précise Katrin Wenz, sur la qualité de l’eau sont de plus en plus préoccupants». Mais surtout la combustion du méthane et l’exploitation intensive des plantes (maïs ou colza) exclusivement destinées à fabriquer de l’énergie sont, dans les faits, des ventilateurs à CO2. La stimulation de la production d’énergie renouvelable est ainsi retournée contre ses propres finalités. Et le marketing écologique brandie par l’usine à vache de Karstädt s’apparente au moins à de la publicité mensongère et sans doute bien davantage à une escroquerie systémique.

Lothar Pawlowski entend partir à la conquête du monde en usant, dit-il sans broncher, de « l’image très positive et du label de qualité » dont bénéficient le lait produit en Allemagne. L’entreprise exporte déjà 11% de sa production et le niveau de compétitivité qu’elle a atteint, lui offrirait les meilleures perspectives. « Il n’y a pas de raison, martèle le boss, que les performances à l’export soient réservées à l’industrie manufacturière ». Le lait vendu au géant germano-suédois Hansa Arla de l’agro-alimentaire peut aussi être transformé en poudre et donc être vendu sur les marchés les plus éloignés. La Chine constitue un débouché considérable. «Et le coût du transport, quelques cents par litre, en bateaux containers n’est vraiment pas un problème», nous confie un Pawlowski visiblement réjoui qui attend l’instauration « d’une dynamique plus importantes encore », de l’ouverture d’un grand marché transatlantique (TTIP) dont la négociation se poursuit entre dirigeants européens et états-uniens.

« La course aux exploitations géantes s’inscrit pleinement dans cette perspective transatlantique», relève Katrin Wenz du BUND qui dénonce « l’imposture écologique » de ces « élevages de masse ». Des animaux nourris avec des plantes poussées aux engrais, traitées aux herbicides, « Comment peut-on affirmer, s’exclame la jeune-femme, que cela n’a aucune conséquence sur le contenu du lait ?»

L’imposture sociale n’est pas moindre. Le nombre d’employées permanents des étables-usine est réduit au minimum. Et l’épandage du digestat pour fumer les vastes terres du domaine est sous-traité à une « entreprise de main d’œuvre,» explique pudiquement Lothar Pawlowski. Renseignements pris la dite firme passe des contrats d’ouvrage (Werkverträge) avec des sociétés sises dans les pays d’Europe orientale dont les travailleurs détachés sont payés avec un lance-pierre.

Des citoyens de plus en plus nombreux ont pris conscience du désastre et refusent de se laisser abuser par les faussaires de l’ordo-libéralisme. « Des résistances à l’agro-industrie se font jour dans toute la région et à l’échelle du pays », souligne Kirsten Trackmann, députée Die Linke de la circonscription. Plusieurs organisations du Brandebourg condamnant « l’élevage de masse » se sont regroupées pour exiger la tenue d’un référendum sur le sujet comme le permet la législation du Land. Des milliers de signatures ont déjà été recueillies. A l’échelle du pays l’ampleur de la mobilisation populaire contre le grand marché transatlantique dont l’avènement aggraverait encore le gigantisme agro-industriel, a surpris nombre d’observateurs. Quelques 250.000 personnes ont défilé le 10 octobre dans le centre de Berlin à l’appel de tous les syndicats, de Die Linke et d’une multitude d’associations écologistes comme BUND ou d’initiatives de citoyens. Une lutte mêlant enjeux écologiques et sociaux dont l’issue est cruciale pour l’Allemagne, comme pour la planète.

Bruno Odent

Cet article a été publié dans Allemagne, économie, Europe. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire