Smic: « Le besoin d’une autre Europe résonne au sein du modèle allemand»

Entretien consacré à la loi prévoyant l’introduction d’un salaire minimum outre Rhin à partir de 2015, paru dans l’humanité dimanche du 15 au 21 mai 2014 

 

Durant les négociations qui ont eu lieu pour former un gouvernement de grande coalition entre la CDU et le SPD, l’instauration d’un smic a été présentée comme une avancée phare obtenue par les sociaux démocrates. Est-ce la priorité sociale que les syndicats et les salariés allemands attendaient?

Bruno Odent. Dans un pays où les réformes Hartz, engagées, il y a dix ans, ont provoqué l’irruption d’un phénomène massif de travailleurs pauvres et où un volant très important de salariés, jadis bien couverts par les conventions collectives, a été happé par la précarité, l’attente d’une législation en faveur d’un salaire minimum, était très forte. Ce fut l’un des thèmes majeurs de la campagne de l’élection du Bundestag l’an dernier. L’instauration de ce Smic était portée effectivement par le SPD qui, au passage, reprenait une proposition soutenue depuis des années par Die Linke. Mais la chancelière avait très habilement laissé entendre qu’elle-même n’y serait plus hostile.

Le problème c’est le passage à l’acte. La récente proposition de loi du gouvernement visant à instaurer un salaire minimum national à partir de 2015 tient en effet beaucoup d’un marché de dupes. D’abord parce que la loi ne s’appliquera pas avant 2O17. Jusqu’à cette date toutes les branches qui possèderont encore des minimas salariaux inférieurs au montant horaire du Smic, soit  8,50 euros bruts,  pourront bénéficier d’une exemption. Au moins 15 branches sont concernées. Plusieurs centaines de milliers de salariés seront donc privés de Smic jusqu’en … janvier 2017.

Quant à la rémunération des futurs Smicards – déjà fixée à un niveau sensiblement inférieurs au montant actuel du Smic français (9,53 euros ) – elle doit être gelée à 8,50 euros jusqu’en 2018. Date à laquelle une commission tripartite (Patronat, syndicat et experts) devrait se réunir pour trancher ou non en faveur d’un éventuel « coup de pouce ».

Plus grave, le texte présenté par Andrea Nahles, la ministre du travail SPD, du gouvernement Merkel, prévoit d’autres exemptions avec un caractère durable,  au-delà donc du délai de 2017 que je viens d’évoquer. Seront exclus du SMIC : les jeunes de moins de 18 ans et les chômeurs de longue durée pendant une période de 6 mois après qu’ils ont retrouvé du travail. Et des députés CDU entendent déposer un amendement, lors du passage de la loi au Bundestag, dans les semaines qui viennent,  pour porter la limite cette « période  jeune sans smic » à 23 ans.

Berlin s’est vu pourtant décerné un satisfecit assez généralisé pour l’adoption de ce nouveau salaire minimum ?

Bruno Odent. Oui, de Bruxelles à Paris et jusqu’au Fonds Monétaire Internationale (FMI), on s’est bruyamment félicité d’un changement de pied allemand. Les commentateurs les plus autorisés ont décrété que Berlin répondrait enfin aux sollicitations pour stimuler sa demande intérieure. Ce qui serait salutaire pour les économies européennes et états-uniennes.

En fait la chancelière donne quelques gages mais ne déroge pas à sa ligne toute dévouée aux intérêts mercantiles et financiers des grands groupes exportateurs germaniques. Au plan intérieur elle continue de s’inscrire dans une logique dite de modération salariale. Comme elle répète de sommet en sommet à ses partenaires européens que des réformes de structure – entendez l’application à la lettre de politiques austéritaires – sont le seul moyen de sortir des problèmes.

Pourtant le «modèle» est lui-même en crise. Les contradictions s’aiguisent. Le « tournant énergétique » fait grimper la facture d’électricité des citoyens ordinaires et… les émanations de gaz à effet de serre. Le marché intérieur reste léthargique. Le pays se dépeuple sous l’effet d’une profonde crise démographique. L’espoir vient des résistances qui émergent aujourd’hui face à ces terribles dysfonctionnements. Et le débat que suscite le Smic est bien plus important que son application concrète caricaturale.

Comment apparaissent ces dynamiques nouvelles et quel rôle joue donc ce débat sur le Smic?

Bruno Odent. Une partie du mouvement syndical – celle qui s’est montré la plus conséquente avec la nécessité de rompre le traditionnel cordon ombilical avec la social-démocratie – est frustrée, voire indignée par la fuite en avant dans laquelle s’inscrit la grande coalition. Ainsi Frank Bsirske, le président de la fédération des services (Ver.di) (plus de deux millions d’adhérents) dénonce avec humour, à propos de la proposition de loi instaurant le Smic, « la préservation d’un droit acquis au dumping social » et  exige de porter immédiatement le Smic à 10 euros. Le dirigeant syndical est à la pointe des tentatives dévouées à la reconstitution des forces d’un mouvement syndical, jadis très puissant mais terriblement  affaibli par les réformes inscrites sur le fameux agenda 2010 de l’ex chancelier Schröder.

Ce regain de combativité trouve sa traduction sur le plan revendicatif. Dans les secteurs où les négociations salariales ont démarré des hausses comprises entre 3% et 5% sont exigées. Des débrayages réguliers ont lieu dans la fonction publique. Les travailleurs de la chimie viennent d’obtenir des augmentations de 3,5% pour l’année en cours.

Au niveau politique le co-président de Die Linke, Bernd Riexinger, qui réclame comme Bsirske  un Smic à 10 euros, a décidé de porter plainte devant la cour constitutionnelle.  Car l’instauration d’un régime sans Smic pour les jeunes et les chômeurs de longue durée constitue, de fait, une violation de l’égalité de traitement de chaque citoyen garanti par la loi fondamentale.

Ces mouvements qui s’esquissent outre Rhin peuvent-ils s’articuler aux luttes des salariés européens pour mettre en échec l’Europe austéritaire ?

Bruno Odent. Bien sûr. Et c’est là un formidable facteur d’espoir. Les rapports de force ont si favorablement évolué au sein du syndicat DGB depuis le début de la crise de l’euro que plusieurs  propositions de son aile la plus combative ont trouvé force d’expression dans des déclarations confédérales. Dès 2011 le syndicat a dénoncé ainsi ouvertement, dans une Résolution sur la Grèce, la dépendance des états à l’égard des marchés financiers. Il propose de court-circuiter ces derniers, moyennant la création d’une banque publique européenne autorisée à se refinancer directement auprès de la BCE (à des taux donc presque nuls). Et le DGB avance depuis début 2013  un « plan Marshall » pour l’Europe qui prend l’exact contrepied des politiques restrictives imposées par Berlin et dénonce même explicitement les «réformes structurelles », si chères à la chancelière.

Les syndicalistes et les dirigeants politiques vraiment engagés à gauche comme ceux de Die Linke, sont inquiets des risques de déflation. L’an dernier le salaire réel des  travailleurs allemands a légèrement baissé, selon les chiffres communiqués récemment par l’office fédéral des statistiques, Destatis. De quoi accentuer la léthargie du marché intérieur. Au pire moment. Car les commandes à l’industrie exportatrice ont tendance à s’essouffler, sur fond de ralentissement des pays émergents et surtout d’étranglement d’une zone euro, asphyxiée par les plans d’austérité. Le besoin d’une autre Europe et d’un autre euro résonne ainsi au cœur même du «modèle».  

Entretien réalisé par Vadim Kamenka

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